Pourquoi JASS ?

Pourquoi JASS ?
Le JAZZ a dans les veines du sang africain, c'est certain - jaja signifie "danser", jasi "être excité"- ; mais peut-
être aussi une racine enfouie, d'origine indonésienne -"jaiza" faisant écho aux sons des percussions. En français dirions-nous : "cela va faire jaser", parler ? Le 2 avril 1912, le Los Angeles Time évoque la jazz ball irrécupérable du lanceur Ben Henderson. Dérivé de l'argot, le mot jizz, renvoie à l'énergie, au courage et à la vigueur sexuelle. Le jasz a également l'odeur entêtante du JASMin, des parfumeries françaises de New-Orleans. A moins que l'étymologie du mot ne vienne de JASper, danseur esclave des années 1820, d'une plantation louisianaise ? Ou JASbo Brown, musicien itinérant et joueur de blues avant-gardiste de la fin du XIXe siècle ? Musique interdite, jouée dans les bordels, ce langage d'origine black american établit le lien indivisible entre le corps et l'esprit. Par la perpétuelle énergie de son discours, il puise dans l'Instant la force d'enrichir son long parcours, toujours bien vivant. J-ASS donne la fièvre et guérit ! Essayez-voir.

samedi 30 juillet 2011

Tour du monde en 80 mesures pour TAPER LE BOEUF !

" Je ne suis pas charcutier ! "

L'histoire commence en 1918 à Rio de Janeiro. Nous sommes en plein carnaval et, cette année là, tout le monde danse sur un air qui fait fureur : O Boi no Telhado ("Le Boeuf sur le toit"). Séjournant au Brésil à cette époque, le musicien français Darius Milhaud s'éprend lui aussi du morceau populaire mettant en scène des boeufs aériens. Secrétaire de l'ambassadeur de France, son ami fidèle Paul Claudel, qu'il suivit sur l'autre continent jusqu'à trouver la musique de sa poésie.

Milhaud rentre à Paris en 1919, dans le bouillonnement créatif de l'entre-deux, les folles années. Il se rapproche naturellement d'un cercle d'artistes, réuni autour de l'écrivain Jean Cocteau. Tous les samedis soirs, Milhaud – âgé de 27 ans – accueille chez lui compositeurs, écrivains, peintres, graveurs, poètes... L'humour potache et l'amour d’Épicure relient les artistes qui, chacun dans leur mode d'expression, enrichissent leurs créativités de cette mouvance amicale.

Cette joyeuse bande de "samedistes" finit régulièrement au cirque Médrano pour assister aux numéros clownesques des frères Fratellini. C'est d'ailleurs en grande partie pour eux – et pour Charlot – que Cocteau imagine un scénario de ballet-farce.

Raoul Dufy en peint les décors. Darius Milhaud le met en musique. La courte partition musicale, de vingt minutes à peine, est truffée de références au folklore brésilien dont le compositeur s'était joyeusement nourri l'année précédente. Quand il faudra donner un titre à ce ballet de poésie moderne, il repense alors à l’envoûtante chanson carioca, entendu lors du grand Carnaval : ce serait donc LE BOEUF SUR LE TOIT (opus 58).

La performance a lieu en février 1920, à la Comédie des Champs-Elysées. Le décor imaginaire est celui d'un bar qui voit circuler plusieurs personnages : un bookmaker, un nain, un boxeur, une femme habillée en homme, un policier qui se fait décapiter par un ventilateur.

Public scandalisé. Critiques assassines. Certains futuristes inspirés rêvent en plein jour de Copa y de Bahia. Juxtaposées aux latines, sont alternativement jouées les créations Adieu New York d'Auric, Cocardes de Poulenc et Trois petites pièces montées de Satie.


Darius Milhaud, Georges Auric et le jeune Arthur Rubunstein remodèlent la Samba do Paris sur un piano à six mains groupées.



En Janvier 1921, Milhaud rencontre Louis Moysés. Cet Ardennais, nouvellement installé à Paris, venait de racheter un tout petit bar montmartrois : LE GAYA. Un tout autre imaginaire musical s'empara de Darius qui partait se noyer dans le flot des volutes du pianiste Jean Wiener. Au Gaya, rue Duphot, ça joue jazz, ça joue nègre.

Jean Cocteau, alors en quête de renouvellement intellectuel, proclame son Q.G en ce lieu retiré. Il aura, lui-aussi pignon sur rue. Il lance l'info dans le tout-Paris. Louis Durey, Arthur Honegger, Francis Poulenc et Germaine Tailleferre font maintenant partis des murs. Stravinski prête caisses et timbales. Un saxophoniste noir, Vance Lowry, débarque de nulle part. Un lieu mythique s'improvise d'innocence sur des partitions de Gershwin ou d'Henderson. Cocteau s'essaye à la batterie. Enrobé de musiques, au Gaya, on y vient s'encanailler d'une mélodieuse humanité hétéroclite. Plus de places... il faut déménager.


Moysés acheta deux nouveaux commerces, séparés par une grande porte cochère. Ce serait au 28 de la rue Boissy d'Anglas. Parfait. Il y aurait le bar d'un côté et le restaurant de l'autre. Pour toujours voir entrer le soleil sur butte aux pieds de vigne, le nom porte-bonheur serait choisi en l'honneur de sa bande de bienfaiteurs. Le Boeuf sur le Toit ouvrit ses portes le 10 janvier 1922.

  Au Boeuf, on pouvait croiser Cendrars, Aragon ou Breton ; Brancusi, Picabia ou Picasso. Coco Chanel, Derain, Satie et Gide dans un coin papotaient. Max Jacob et Pierre Reverdy, au bar… L’épicentre du Paris des années folles. On y rencontrait aussi le jeune Maurice Sachs, rêvant  de conter sa vie Au temps du Boeuf sur le toit.

L'enseigne du bovin gambadant sur les tuiles rouges va briller sur les nuits de Paris, comme un symbole de fête avant-gardiste, un tourbillon de jazz lumineux. Les musiciens s'y retrouvent tard. Les nuits se déroulent en Jam Sessions interminables et les initiés se passent le mots. Très rapidement ils diront : " Tu viens taper le Boeuf ? Oui, allons donc boeuffer ".



jeudi 28 juillet 2011

Pour des "états généraux du jazz"

Musiciens... Vos Papiers !



Les réflexions menées depuis le printemps par un collectif de musiciens et d'acteurs liés au monde du jazz,  ont abouti à un texte offensif, signé par une grande partie d'artistes actifs sur la scène musicale française.

Autour du pianiste Laurent Coq et de son audacieuse "Révolution de jazzmin" (http://revolution-de-jazzmin.blogspot.com/ ), figurent notamment Michel Portal, Lionel Belmondo, Guillaume de Chassy, Pierre de Bethmann, Pierrick Pédron, Géraldine Laurent, Julien Lourau, Henri Texier, Mohamed Gastli, Jérôme Sabbagh, Louis Winsberg ou encore China Moses.

Cette prise de position publique, qui appelle à des États généraux du Jazz, n'est, évidemment, qu'une étape destinée à rassembler au plus vite d'autres types de partenaires : le public, les professeurs de musique, les patrons de clubs, les organisateurs de festivals, les diffuseurs et, bien sur, les pouvoirs publics.

Par cette pétition, le peuple du jazz condamne l'appauvrissement de ce vaste courant artistique qui « perd chaque année en visibilité, englobé qu'il est dans les "musiques actuelles" dont il est la grande oubliée. Cette situation est d'autant plus inacceptable que le jazz n'a jamais été aussi riche et foisonnant » rapportent-ils.

http://www.petitionenligne.fr/petition/appel-a-des-etats-generaux-du-jazz/1288

Comme de nombreux passionnés, qui ne veulent voir l'art s'étioler ni se formater, et qui envisagent la musique – de tous genres – sous une forme libre et variée, je m'étais - moi aussi - fait relais de cette invective culturelle en avril dernier : http://jass-life.blogspot.com/2011/04/la-revolution-de-jazzmin-est-en-marche.html .

Francis Marmande, dans son article relayé dans Le Monde le 14 avril 2011, avait servi de déclencheur, Libération prend cette semaine le relais d'un débat ouvert qui ne fait que (re)commencer.

« Nous demandons solennellement à Frédéric Mitterrand, Ministre de la Culture, d'organiser la tenue d'états généraux du jazz afin de redéfinir ensemble, avec tous les acteurs de cette filière, les politiques que nous voulons voir mises en œuvre pour assurer la survie d'un secteur musical qui fait partie intégrante de notre paysage culturel », écrivent les signataires.

Premier effet positif, dès ce mercredi après-midi, Frédéric Mitterrand, ministre de la Culture, a réagi dans un communiqué pour annoncer qu'il recevrait les représentants du monde du jazz à la rentrée. A suivre...

http://www.culture.gouv.fr/mcc/Espace-Presse/Communiques/Frederic-Mitterrand-ministre-de-la-Culture-et-de-la-Communication-recevra-les-representants-du-monde-du-jazz-a-la-rentree



Article Libération – Tribune du 27 juillet 2011.

Les liens particuliers que la France a tissés avec le jazz remontent aux premières heures de cette musique ; aux compositeurs Claude Debussy, Maurice Ravel ou Erik Satie qui ont trouvé dans ce genre nouveau une source d’inspiration fertile, au triomphe de Joséphine Baker et Sidney Bechet à Paris dans les années 1920 et puis, au milieu des années 1930, à la création du Quintette du Hot Club de France avec Django Reinhardt et Stéphane Grappelli. La Libération a vibré au son des orchestres swing de l’armée américaine, alors que le be-bop était déjà en marche, et certains de ses plus grands représentants sont venus trouver chez nous un refuge salutaire (Don Byas, Bud Powell, Kenny Clarke…) et ont ainsi favorisé les échanges avec des musiciens français qui n’ont pas tardé à s’emparer de ce nouveau langage.
 La France a aussi été une terre d’accueil privilégiée pour de nombreux hérauts du free-jazz et, grâce à la diversité de sa société, elle a donné au jazz-fusion quelques-uns de ses meilleurs instrumentistes. Depuis, le jazz y a connu un essor qui ne s’est jamais démenti, avec ses courants, ses influences, sa marginalisation puis ses soutiens, ses hauts, ses bas…

Aujourd’hui, cette musique traverse une crise profonde. Nous sommes bel et bien à la croisée des chemins et c’est à nous (musiciens, fédérations, associations, écoles, producteurs, journalistes…) de prendre la mesure des enjeux et d’engager le débat qui s’impose. En effet, les musiciens de jazz sont dix fois plus nombreux qu’il y a vingt ans, en particulier les jeunes issus des écoles de(s) jazz et des musiques improvisées qui se sont multipliées. Or l’environnement professionnel dans lequel ils tentent de s’insérer s’est considérablement détérioré. Les droits sociaux des artistes ont fondu, marginalisant des centaines d’artistes depuis les directives de 2008. 
Les producteurs - du moins ceux qui n’ont pas mis la clef sous la porte - ne parviennent plus à vendre de disques. Les salles comme les festivals sont soumis à des contraintes budgétaires toujours plus insurmontables et ont, par conséquent, de plus en plus de mal à refléter et relayer la très grande diversité du jazz français. Il en va de même de la presse spécialisée. Le jazz perd chaque année en visibilité, englobé qu’il est dans les «musiques actuelles» dont il est la grande oubliée.
Cette situation est d’autant plus inacceptable que le jazz n’a jamais été aussi riche et foisonnant. Qu’ils s’inscrivent dans une démarche de préservation ou de relecture des traditions et du répertoire, d’échanges internationaux, de métissages, d’expérimentation ou d’innovation, les musiciens français continuent de faire vivre cette musique à travers tout le pays dans un sentiment de résistance allant croissant, en s’efforçant de créer les conditions du renouvellement d’un public avide de partager cette expérience unique. Dans leur grande diversité, ils constituent aujourd’hui un patrimoine national tout autant que de multiples foyers de création qu’il est impératif de soutenir, tout comme il est urgent de soutenir l’ensemble de la filière qui les fait vivre ; les fédérations, les associations, les producteurs, les programmateurs, les diffuseurs, les écoles, les médias et les sociétés civiles.
C’est pourquoi nous demandons solennellement à monsieur Frédéric Mitterrand, ministre de la Culture, d’organiser la tenue d’états généraux du jazz afin de redéfinir ensemble, avec tous les acteurs de cette filière, les politiques que nous voulons voir mises en œuvre pour assurer la survie d’un secteur musical qui fait partie intégrante de notre paysage culturel, mais qui risque fort de s’appauvrir jusqu’à disparaître si rien n’est fait en sa faveur.
Quelques signataires : Pascal Anquetil, Ann Ballester, Daniel Beaussier, Lionel Belmondo, Vincent Bessières, Pierre de Bethmann, Claude Carrière, Guillaume de Chassy, Mederic Collignon, Michel Contat, Laurent Coq, Eric Debegue, Christophe Deghelt, Jacques Delors, Reno Di Matteo, Alex Dutilh, Ludovic Florin, Mohamed Gaslti, Michel Goldberg, Hidehiko Kan, Géraldine Laurent, Julien Lourau, China Moses, Leïla Olivesi, Pierrick Pedron, Michel Portal, Jérôme Sabbagh, Henri Texier, Bruno Tocanne, Baptiste Trotignon, l’Union des musiciens de jazz (UMJ), Louis Winsberg, François Zalacain...

dimanche 24 juillet 2011

GATO BARBIERI - Ruby Ruby - 1976

La "Réaction latine" de l'été – Apprentissage au premier °


Je sens une rumeur gronder. On l'aurait presque oublié... c'est l'été – un bien beau marronnier.

Puis-je retrouver ce goût de liberté ; ce quelque chose des terrasses dorées, près du canal ; ce parc ouvert, rouge de musiques florales ; ses tuileries de fontaines, tard le matin, odeur rosée d'asphalte...

L'expérience a, tout à l'heure, fonctionné. Quand un rayon de soleil – ténor déchiré – est venu, contre la vitre froide, délicieusement me chauffer.
Et soudain, il y eut dans l'air un ravissement céleste, une pluie de tango tropical. Saxophone puissant, gutturale, sur le trottoir mouillé reluisait. Dur de rocaille et pourtant plus évanescent qu'un divin puros.

Ah, ne peux plus supporter la lumière atomique des lampes ; les phalènes de nuit sur les phares-tempêtes. Veux revoir le jour.


Ça commence. Il y a des pincements de basse éloignée ; elles posent une cadence suspendue. La caisse claire et un tome agile répondent à contre sens – bien qu'absolument dans le rythme – : doux préliminaires annonçant l'émoi saxophonique. Pas deux mesures, ni une. Avant qu'il ne souffle, c'est bien Gato Barbieri. Sa miraculeuse voix de tête, copiant à s'y méprendre les vibrations d'un gosier féminin, vagabondait à tire d'aile dans la grande sonorité du plein air.


Ruby baby, ton chant est obsédant.

Tu racontes l'après free, clame - rigoureusement - l'oubli. Tes précédents chapitres je les avais tous écoutés. Pourtant fragile, j'ai le sentiment d'en découvrir de neuf sur toi, à chaque fois que je t'écoute Ruby, Ruby.

Lenny White, Steve Gadd, Paulinho da Costa, Bernard Purdie et Steve Jordan font jubiler les tomes aux peaux bronzées. Elles résonnent caliente. Des Réactions latines. Si, si, si. Faussement dangereuses et incroyablement envoutantes, les congas de Joe Clayton donnent la cadence, tonique et sensuelle, d'un rictus amoureux. On se voit galopant la pampa, les déserts de thym sur la Terre de Feu.

Une captivante séance d' U.V pour les esprits en romance !

La Nostalgie de Lee Ritenour sautille sur mes pensées de balcon, tandis qu'une grosse vague d'air libre vient dérouler le rideau lilas. Une irrépressible envie de respirer - très fort, lentement - et de danser ; seul ou accompagné. Joe Caro et David Spinozza, aux cordes sont survoltés.


J'aperçois les grands arbres voûtés qui marchaient tout au long de la route en braise, vers Buenos Aires ou Rosario. Entre les épines des Palo Borrachos, des oiseaux langoureux y gazouillaient des variations. A grandes enjambées, un saxophone mouillé vint s'y abriter. Son humeur violette sirote l'éclaircissement. Sans un seul mot, les seuls sons de bouches sont des hululements kaléidoscopiques, des onomatopées d'indiens, de simples rires d'enfants de nuit.

Au loin, des claquements de gorges font IKO, IKO.... on entendrait les inséparables sur la branche se bécoter et harmonieusement piapiater, langues liées, sans jamais se laisser.

Sunride. Je vois dans ma balade des champs à bascule défiler. Ils se déchirent en millier de petits boutons jaunes sur fond vert de gris. L'étang miroir reflète ses nuages moelleux. Je respirais maintenant le soleil. Le soir bleu allait tomber. Derrière la montagne découpée, baignait encore une lumière rouge éthéré. Claire et brillante, elle dore cette terre ridée, bourgeonne ses surfaces saturées. Des oiseaux de nuit, semblables à des feuilles blêmes, livrées au vent cuivré, venaient me dire Adios. S'il n'y a qu'un instrument, ils sont bien deux à écouter.

"Présence" pourrait définir ce concept en costume brodé. Minéral corindon, orchestre à chrome oxy, l'atmosphère inspirée parle d'émotions – un indiscutable baromètre. Tango de Minuit, je m'abandonne dans l'autre Amérique, cette Latine, une feuille de Maté à ma bouche ensoleillée.



dimanche 17 juillet 2011

ALI FARKA TOURE, la musique fleuve d'un blues désertique.

Lorsque les choses plus ne sont
Qu'un souvenir de leur frisson,
Un écho des musiques mortes.

Demeure la douleur du son
Qui plus s'étend plus devient forte.
C'est peu de mots pour la chanson.


(Louis Aragon).

Loïs. O.


Je me souviens d'un livre d'enfance qui, ensuite, était devenu un film d'adolescence, puis un voyage d'homme. J'avais une ferme en Afrique... étaient ses premiers mots. Instantanément, le souvenir rose Bisap, glacé aux commisures, et l'odeur poivrée de la terre rouge écaille, nue et volatile, me revenait. Avant d'y aller, la musique africaine était – en moi – mêlée à l'écho violon des compositions de John Barry; sur le gramophone, une musique de Mozart, K.622 aussi. Mais aujourd'hui, c'est le souvenir d'Ali et son blues du désert qui me mélancolise. J'avais un fleuve au Mali...


Fleuve Niger – 3 Février 2006.




Sur le poste rouillé, le son déchiré du saxophone d'Akosh faisait tout vibrer à l'intérieur de ma bicoque. Moi, j'étais dehors, sur la grande toile en sac de riz rapiécée. Contemplatif. Cette chair de poule là ne venait pas de la fraîcheur vive du soir, brisant l'harassante saison. Ce n'était pas non plus le transbahutement de la pinasse surchargée qui, dans la plénitude du couchant, s'étouffait de ses vieilles mécaniques accablées ; car ce qui est "gâté" est toujours réparable (recyclable, tout du moins). C'était vraisemblablement la réaction physique de ma petitesse, révélée devant l'inconnu insoupçonné... Mon esprit s'était corporellement manifesté.

Un immense soleil rouge, plus vibrant qu'un continent, plongeait face à moi, dans l'étrange clarté du fleuve couchant. Au coeur des ténèbres, je devenais Conrad, une sorte de capitaine Benjamin L.Willard mis en scène par Coppolla. Le feu dans l'eau reflétait une couleur sauvage, mauve-noire-rouge entremêlés, le seul drapeau de liberté. Sur les flots désertiques d'un temps qui ne traverse pas les âges, un gros lingot d'or semblait miroiter à la surface.
Loïs. O.

Paradoxalement, la sécheresse des vents, celle des terres, se dévoilait luxuriante d'échanges, opulente de splendeurs. L'eau et le sable, l'un contre l'autre, sans que l'un ne s'évapore, l'autre continue à avancer. Notre embarcation accablée est venue s'étendre sur un banc molletonné. Quelques minutes à attendre, quelques heures ; des journées ; on ne sait jamais... Apprenons, simplement, à prendre le temps de respirer. Ici, nous sommes à Niafunké.

Loïs. O.



Loïs. O.
C'est devant le village en terre craquelée, à 250 kilomètres au sud de Tombouctou, que la pinasse s'est assoupie. Tous le monde descend. Après trois jours sans poser pieds on ne sait pas vraiment comment marcher. Des petites silhouettes élancées, aux statures Giacometti, leurs têtes surchargées, troublaient en mirages l'horizon cuivré. Au loin, sur l'immense fleuve, des pêcheurs Bozo faisaient tournoyer leurs filets de pêche rafistolés.

Un tour à 360° m'offrait le panorama d'un raffinement naturel sans égal. Aucune richesse ostentatoire ne venait troubler l'harmonie de cette terre peulée.




Les derniers jours d'Ali Farka Touré.


" Sur mes papiers, c’est écrit : « artiste ». Mais, en fait, je suis cultivateur ".
Ali Farka Touré.

Le hasard voulu que la panne ai lieu en cet endroit, sur les berges de Niafunké. Tu connais Ali Farka Touré ?, me demande un passager ; le même qui, sur son sac de riz cafardeux à côté du mien, avait, la nuit passée, essayé d'endormir en chantant son enfant. C'est son village. Ici, dans le désert, on aime la musique qui donne le temps... pour cela, Ali Farka c'est le plus grand.


En blues mineur, dans l'une de ces cases, reposait un des seuls musiciens du pays n'ayant jamais déserté. Le Mali était son repère luxuriant, sa source d'inspiration, son bonheur d'harmonie. Comme son ami Amadou Hampâté Bâ, qui se servait de l'écriture pour compiler les contes de la tradition orale, Ali Farka utilisait la musique pour évoquer les traditions de son pays.

Si tu veux savoir, à l'origine il s'appelait Ali Ibrahim. L'Islam, en cette région de l'Afrique noire, avait une drôle d'histoire, religieusement métissée. Un étonnant syncrétisme culturel s'était, par la route salée, lentement assaisonné, puis artistiquement érodée. Bref, comme tu le sais, la coutume est de donner un surnom qui définisse la personnalité de son enfant. Ayant perdu tous ces frères et soeurs, Ali Ibrahim devint Ali Farka. Ali "l'âne" aux yeux maquillés, fort et tenace, sur lequel personne ne pouvait – et n'a d'ailleurs jamais pu – monter.


Ali appartient à l'ethnie Djerma, elle-même issue des grands Songhay de la boucle Niger. Cette origine explique son attachement déterminant à la terre, sa passion pour la culture traditionnelle, sa sensibilité aux rythmes métronomiques des saisons. Comme tous les habitants dans la région, son éducation germe aux champs. C'est lors des récoltes groupées qu'il découvre la musique. Le travail chanté – comme pour le Blues, son enfant – attribue une âme humaine aux phénomènes naturels pour ne pas oublier que l'harmonie a un temps. L'union aussi a son rythme.



Je branche mes petites enceintes portatives et fait écouter à mon nouvel ami Niafunké, le disque qui m'a présenté Ali Farka Touré. Il avait été enregistré à quelques pas d'ici, dans un studio mobile. L'hommage à la ville sonne comme un hymne. Ému, il me fait savoir que toutes les chansons du disque parlent de traditions, d'agriculture et d'irrigation. Qu'en dedans, il y a aussi l'animisme et ses transmissions parlées. Toutes les mélodies évoquent l’existence d'une petite ville sans route, au milieu du désert, toutes renvoient à un quotidien qui, à cette époque, était également devenu le mien. Un frisson silencieux nous traversa.

Gurkel, Njarka, flûte peul ou luth n'goni, Ali s'initie à toute forme de sonorités. Malgré l'incompréhension de ses proches pour ce "futile" engouement artistique, il se forme à la guitare avec son maître, Mamby Touré. J'apprends que sa révélation musicale eut lieu en 1956. Alors chauffeur de taxi en Guinée, il assiste à une performance de Fodeba Keita qui chamboulera sa vie d'artiste. Il oriente ainsi sa musique vers des sonorités traditionnelles, elles mêmes caressant l'écho d'un blues viscéralement distingué. Mais, c'est en mêlant à ses mélodies la prose d'une poésie engagée, qu'il double son lyrisme affranchit d'un patrimoine culturel sacré – divin moins que spirituel.

En 1960, alors que le Mali se proclame indépendant, Ali Farka Touré commence à faire de la musique sa profession. Il dirige son groupe, la TROUPE 117, avec laquelle il travaille sur une pinasse-ambulance. Ensemble, ils tournent à travers les festivals et les concours du pays. Ils remportent d'ailleurs avec succès celui de Mopti. Dix ans plus tard, le bluesman du désert entre dans l’orchestre de Radio Mali tout en travaillant comme ingénieur du son pour cette même radio. Il chante en peul et en tamasheq; sa guitare vibre comme aucune autre, la première racine de cet art en éclosion. En 1973, l’orchestre est - bien entendu - dissous par le gouvernement.

A cette période, Ali écoute le Blues de l'autre continent. John Lee Hooker lui fait penser – dans ses chants – au peuple du désert qu'il connait tant. Il se recontreront en 1991. Duo symbolique, traçant au compas le chemin de la musique noire. Ali dira : "Moi, j'ai la racine et le tronc, il a les feuilles et les branches..."


Farka, premier disque solo, sort en 1976. Le temps passe... et il revint à la Source, le temps d'une chansons avec Taj Mahal. Ouvert sur le monde, lui, dans son village du bout du monde, il enregistre Talking Timbuktu aux côtés de Ry Cooder, une bien belle rencontre. L'agriculteur, devenu maire de Niafunké, ne parvient pas complètement à faire taire le musicien qui a toujours envie de chanter. En 2003, il se produit au Festival au désert, au nord de Tombouctou.


 L’année suivante, en trois séances de deux heures, In The Heart Of The Moon est enregistré dans un hôtel de Bamako. La musique en tête à tête, profonde comme lorsqu'il salut en frôlant le front, Ali s'emploie à honorer ses invités. Son ami Toumani Diabaté palabre avec lui – guitares, kora, voix –, ça fait de l'effet. Les sons du Sahel, parsemées d'un blues contemplatif s'encordent d'arpèges afros désenchantés.

Plus le temps passe, plus le guitariste Djerma recentre ses inspirations dans le quotidien du bord du fleuve. C'est ainsi qu'il partit se perdre dans la Savane, Lors d'un émouvant album posthume faisant foi de son investissement matériel et spirituel pour sa belle région.

" Comme je descendais des Fleuves impassibles, je ne me sentis plus guidé par les haleurs..."



Tombouctou – 4 février 2006.

Loïs. O.
Le lendemain, mon vingt-deuxième anniversaire est venu frapper. Si je n'eu point la chance de rencontrer Ali Farka Touré, je gardais - en moi - le cadeau de sa présence incarnée. Tout prêt, son aura mystique m'avait comblé d'une mélodieuse spiritualité.

Au crépuscule, les portes du fleuve Niger s'ouvraient sur des mains de géants. Mes yeux, grands écarquillés, commençaient à mesurer la cadence d'une troublante sérénité. Au sommet de la grande boucle du fleuve, la ville énigmatique se dévoilait. Soumises aux caprices du ciel, comme René Caillé, il fallait la gagner pour l'apprécier. Toubabou, Timbucku !, me dit le piroguier.

[...]



Un mois après, je n'avais toujours pas bougé. Les routes s'arrêtaient là, je décidais de rester dans la mystérieuse cité. Ce fut le 7 mars de la même année, alors que j'allais acheter trois dosettes de plouf à l'épicerie voisine, que le vendeur des rues m'appris le décès d'Ali Farka Touré. Il avait 67 ans. Tu sais, il souffrait d’un cancer depuis plusieurs années. A la fin, il était complètement paralysé. Je vis toute la tristesse du marchand. Dans sa petite cahute en bois, sur son vieux poste démembré, se dispersait, en poussières chantantes, les cendres du griot musicien que tout le monde ici appréciait. Il habitait juste en dessous, sur les berges du fleuve, à Niafunké. Je ne répondit rien. Je ne pouvais lui faire comprendre que, lors de ma venue, je l'avais, l'espace d'une fraction de seconde, rencontré. Je n'aurais pas eu envie d'en voir plus de lui. J'avais entendu. Ça me permettait d'imaginer.

L'immensité du fleuve rouge me remplissait. Ce que mon compagnon m'avait donné à entendre, à deux portées de sa maisonnée, me suffisait pour raviver la complainte d'Ali Farka Touré, l'écho de notre entretien métaphysique était définitivement gravé.









Discographie


1976 : Farka
1976 : Spécial « Biennale du Mali »
1978 : Biennale
1979 : Ali Touré Farka
1980 : Ali Touré dit Farka
1984 : Ali Farka Touré (Red)
1988 : Ali Farka Touré (Green)
1989 : Ali Farka Touré
1990 : African Blues (Shanachie 65002)
1990 : The River - World Circuit
1993 : The Source - World Circuit avec Taj Mahal
1994 : Talking Timbuktu - World Circuit
1996 : Radio Mali - World Circuit
1999 : Niafunké - World Circuit
2002 : Mississippi to Mali avec Corey Harris
2004 : Red&Green - World Circuit (remasterisé)
2005 : In the Heart of the Moon - World Circuit avec Toumani Diabaté et Ry Cooder
2006 : Savane - World Circuit
Février 2010 : Ali and Toumani - World Circuit/Nonesuch Records avec Toumani Diabaté

samedi 9 juillet 2011

L'anatomie de la sensation pour FRANCIS BACON.

Curiosité.


En ce moment, et jusqu’au 15 juillet, l’Opéra Bastille met en affiche L'ANATOMIE DE LA SENSATION; ballet contemporain, minutieusement chorégraphié par le britannique Wayne McGregor. Le temps d'un clip, éclairant l'underground et épileptique chanson de Radiohead, Lotus Flower, les présentations avaient été bien faites. Sa fluidité créative s’inspire aujourd'hui des tableaux de Francis Bacon pour mener une danse moderne-jazz complexe et épurée. L'illustration musicale, écrite sur mesure par Mark Anthony Turnage, vient ponctuer cette troublante performance par d'élégantes compositions bigarrées.



Dans son atelier étriqué et vaporeux, cet immense dépotoir à merveilles, Francis Bacon, statique, peignait le mouvement. Quelques photographies usées de Muybridge, sur les murs décrépis, décomposent en instantanés le geste et ses variations. Cette obsession du corps qui se déplace, éclabousse les toiles de Bacon dans leurs témoignages de distorsions... Sous son pinceau, ses personnages ont quelque chose de douloureusement dansant. Car, dans l'abstraction, le peintre anglais figure l'énergie furieuse d'une sensation instinctive, voir animal. Le corps et sa matière. La putréfaction qui marque son temps.

Autoportrait, 1978.
Le temps et l'humain imbriqués, et fatalement unis, sont au coeur de cette performance. Quel rythme pourraient coller à la peinture de Bacon ? D'où émanerait sa danse ? Il y a t'il jamais eu en lui une musique qui étonne, avant qu'un instrument le pense ?

Wayne McGregor a souhaité travailler, dans cette audacieuse aventure, avec le Ballet de l'Opéra de Paris. L'Anatomie de la sensation s'ouvre par un fabuleux pas de deux, interprété par Jérémie Bélingard et Mathias Heymann : duo-duel, étreintes, morsures, défis, identités chaotiques sur un palette fuyante. Suit un solo pour Marie-Agnès Gillot, qui possède, un temps suspendu, la sensualité de l'éveil du Faune de Nijinski.


Interrogeant les possibilités physiques de ses interprètes, qu’il pousse à l’extrême, il trouve dans les oeuvres du peintre une résonance à sa propre recherche chorégraphique. Wayne Mc Gregor puise autant dans les formes, les couleurs et les textures des tableaux de Bacon que dans les styles musicaux de l'époque moderne, pour explorer, au-delà de l'image, les potentialités physiques et expressives du corps humain. Sa force brute, sensiblement sexuée. Pourtant, nous ne serions dire, d'un premier regard, si ces androgynes délicats, aux faciès gominés, sont F. ou M. Seul dans leurs anatomies se dévoile une grâce personnifiée.


"Bacon laisse ses fonds vides" ? Pas vraiment... Plein de dénuement ? Certainement.
John Pawson, artiste minimaliste anglais, employé ici comme scénographe, place deux grands parallélépipèdes blancs devant un immense rectangle, lui-aussi, blanc. Sobre. Les couleurs se dégénèrent, unis et pleines. Le bleu nuit, le rouge vermillon et le mauve synthétique rappellent les grandes étendues lumineuses de la palette du peintre. Une pointe de noir, au bon endroit, rend lumineux l'opacité du décor orangé. J'entends pour la première fois Man with dog de Bacon. Les grands fauves, les rapaces dans les cieux et les insectes du microcosmos se mêlent aux identités des corps humains.


Le goût pimenté de l'accident – bel incident – est le liant entre la musique jazz et la peinture de Bacon. Si Mc Gregor a choisi Paris, c'est avant tout parce que le peintre anglais adorait l'énergie qui s'y échappait, celle gravitant autour de ses clubs de jazz, au coeur de ses rondes de nuits alcoolisées. Dans cette ville lumière, Bacon avait découvert les toiles de Picasso; une révélation picturale dont il ne pourrait se défaire. Le Grand Palais lui avait offert sa première grande rétrospective en 1972 et permis une reconnaissance certaine en France. C'est également à Paris, la veille du vernissage, que son amant George Dyer s'était suicidé.

Blood on the floor, 1986.
« L'odeur du sang humain ne me quitte pas des yeux », confiera l'artiste dans son atelier. McGregor dirige alors sa fresque musicale en s'inspirant majoritairement d'un tableau tardif de Bacon :  Blood on the Floor .
La trame sonore a l’âpreté frémissante d'un trip hors-saison. À la fois contemplatives et torturées, les compositions de Mark-Anthony Turnage, lui-même hanté par le suicide de son frère, ont en dedans des accents d'éternité.

  L'anatomie de la sensation n'a pourtant rien de morbide. Comme à l'intérieur des toiles torturées de l'artiste, l'expérience visuelle et musicale ramène constamment à la condition humaine, cette pathologique beauté de l'éphémère. Nous plongeons dans le cheminement sinueux de la vie. Les couches huilées s’amoncellent. Pour les révéler, il faut les gratter.

Emploi de paradoxes, le compositeur anglais n’a pas hésité à faire appel à un quartet de jazz pour son exécution. La musique de Turnage oscille ainsi entre l’écriture contemporaine, la fusion, ou le jazz pûr. Considéré comme l'un des compositeurs les plus doués de sa génération, Mark-Anthony utilise son goût pour les arts visuels et littéraires en donnant à sa musique une singulière identité.


Peter Rundel dirige l'orchestre dans cette suite de neuf tableaux expressifs. Les solistes se font immédiatement remarqués. Peter Erskine (batterie) et Michel Benita (basse) posent les fondations rythmiques de structures musicales décomposées. Marton Robertson clame au saxophone ses tumultueuses improvisations. Quant au toucher du guitariste John Parricelli, il renvoie indéniablement à l'univers scofieldien d'un jazz libéré, prolixe et inspiré.


La plasticité des corps est en évolution dans les interstices musicaux ; troublant ! Cette pièce est une vision personnalisée, traduisant le fort attachement, l'admiration de Wayne McGregor pour le travail de Francis Bacon, ce merveilleux laboratoire de curiosité.

Prochaines représentations :
5, 6, 8, 9, 11, 12, 15 juillet à 20h.
14 juillet à 14h30, représentation gratuite.


mercredi 6 juillet 2011

Doctor ENRICO et Mister PIERANUNZI.

La romance du jazz en Italie.


Originellement, en Italie, c'est une toute autre musique... Le jazz bannit, il fallut attendre la fin de la deuxième guerre mondiale pour que les artistes puissent pleinement se manifester. Pourtant, si papa Benito ne jure que par les grands airs d'opéras nationaux (voir nationalistes), au même moment, pianiste et peintre, son propre fils Romano, emprunte un surnom pour camoufler, dans un coin anonyme du sud du pays, la révolution du jazz, en Italie. Le duce défait, Romano redevient Mussolini. C'est sous son vrai nom qu'il accompagne, dans les années 60, Chet, Lionel Hampton, Dizzy ou Duke Ellington...


La vieille Europe véhiculait, au lointain, de séduisantes sonorités pour les jazzmen américains. Ils s'y sentaient libres et écoutés. Est-ce toujours vrai ? En outre, le jazz italien a immédiatement trouvé un écho favorable dans la musique hexagonale. Certains musiciens s'y sont plu et ne sont plus jamais rentrés, Aldo Romano, Michel Benita ; d'autres sont devenus des habitués des clubs français, Giuliani, Mirabassi, Fresu, Rava, Bollani... une pépinière de créativité voisine dévoile son identité. Pour notre plus grand bonheur, du samedi 2 au lundi 4 juillet, le Sunside a invité le pianiste Enrico Pieranunzi.


Photographe : Ramine POROUCHANI
Le premier soir en trio, aux côtés de Darryl Hall à la contrebasse et d'Enzo Zirilli aux drums, entre Bebop à la Bud Powell et jazz modal évansien. Dimanche dernier, en piano solo, un doux récital imprégné de classicisme européen. Enfin, lundi, avec un surprenant "Latin Quintet", composé d'André Ceccarelli à la batterie, de Rosario Giuliani aux sax, de Diego Urcola à la trompette et de Darryl Hall à la contrebasse. Une carte blanche aux couleurs éclectiques d'un des maîtres du piano contemporain outramerica.

Sa vie, Enrico la raconte en jouant. Je sais simplement qu'il s'initie très jeune homme à la musique classique, que son diplôme lui permet de devenir professeur au Conservatoire Sainte-Cécile de Rome, en 1973. Je sais aussi que son père, Alvaro, était un passioné de jazz. Il jouait de la guitare, complètement dévoué à l'art de Django. Voilà tout. L'enfance pourrait résumer Enrico. Une double formation qui a construit son "son".

En 1989, il reçoit le prix du "meilleur musicien de jazz italien" lors du concours annuel organisé par le magazine italien Musica Jazz. Puis, il est récompensé en France, en 1993, par l'Académie du Jazz au titre de "meilleur musicien de jazz européen".

Baron, Pieranunzi, Johnson play Morricone
Par passion, il s’emploie à décortiquer l'infalsifiable créativité d'un génie mélancolique. Avec son trio magique, Enrico enregistre depuis 1984. Il y a Joey Baron ; et Marc Johnson, dernier contrebassiste de Bill Evans qui symbolise cette grande boucle musicale sans fin. Une partition jetée dans l'océan, passe Gibraltar par dévouement, juste pour venir se gorger d'un doux soleil toscan. Des B.O de Fellini se baladent tandis qu'Ennio Morricone chante, sur le grand piano noir, l'histoire d'un voyage sans cinéma...

C'est ce qui avait surement séduit Chet Baker dans sa longue tournée européenne. Chet et Enrico dialoguent pour la première fois sur le temps d'une Soft Journey. Si la pochette aux cols roulés démodés montre les contrastes d'une époque surannée, son contenu demeure d'une rareté ébouriffante. Leurs discussions sont personnalisées. L'un plus retenu, l'autre plus loquace mais toujours cheminant dans les pas gulliveriens du premier. Une touchante version de My Funny Valentine vient s'y glisser. C'était l'hiver à Rome. A cheval entre le 4 décembre 1979 et le 4 janvier 1980, quatre des six titres sont composés, à cette occasion, par le jeune Pieranunzi.

Depuis toujours, ses morceaux ont la couleur d'une Europe émancipée. Seul le cinéma de Pasolini aurait pu peindre d'images la nature de cette personnalité bien trempée, sa délicate fragilité. Construite de paradoxes, sinueuse, à la limite de rompre, les alternances des légers staccato aux expressifs legato enlevés, entremêlent nos sens dans un souffle grave et libéré.


Le piano d'Enrico chante une espèce de rire intérieur, lyrique, abstrait, que je ne saurais qualifier. Il ne s'agit pas simplement de joie. Pas de folie en tout cas. Ce rire est en extase, littéralement victime de l’envoûtement musical. La magie opérée par un plaisir simple, le pur bonheur de jouer, tout bonnement d'exister. Sa propre musique lui permet de se refléter dans l'après, tout en étant déjà passée.

Photographe : Ramine POROUCHANI
Oui, c'est comme si ses doigts rejouaient l’instantané d'un siècle d'émotions désenchantées. Ce n'est pas un condensé ; c'est une pluie fine de juillet. Un impressionnisme abstrait aux expressives allures cubiques. Sans être Miró, il y a du Cézanne dans la coupe de sa main gauche. Dans la seconde, ruisselante, c'est Pollock qui vient éclabousser de noir les dents blanches du clavier.

Ce soir, le toucher d'Enrico dévoile un swing mélancolique, un nuancier de demi-tons égrenés, qui se promène sur la faille, du bebop straight dans le vide du silence. Quant à elle, la musique de Pieranunzi a ses accents du sud, de la tchatche italienne vient précisément s'y mêler. Une fugue ternaire échafaude les building improvisés, dans des déploiements d'octaves, des élégantes ribambelles de croches.

Alpiniste chevronné, son discours a le grain poivré des hauteurs. Enchaînements à la houppette, petites notes de verre en accroche-coeur, il y a dans le l'âme d'Enrico la pudeur des initiés. Laisser se perdre au loin la note, ne pas chercher à l'emprisonner ; et offrir à nos oreilles le goût de la cueillette, sauvage et libre, dans les grands prés.

Photographe : Ramine POROUCHANI
Sa double personnalité se confond en une seule musique vive et ronde. Enrico est toujours à galoper, sur une portée tendue, équilibriste au dessus de l'Atlantique. D'un côté il y a le jazz, New York, ses deux compagnons avec qui il repense l'art du trio, la terre d'Art Tatum et de Tommy Flanagan aussi, un peu plus haut il y a Paul Bley. D'ici, Bill communique par la pensée. Enrico en écrit un livre, Portrait de l'artiste au piano, le temps d'un vol imaginaire vers le Nouveau Monde.

De l'autre côté, c'est l'Italie. Pieranunzi se ballade sur Domenico Scarlatti. Son amour pour la grande musique européenne, celle de Liszt, Chopin, de Rachmaninoff ou de Ravel, fait de son œuvre l'expression d'un lyrisme délicat et pudique. Elle s'éveille en plein air. La climatisation se transforme en une douce brise de fin de soirée. Les accords colorent des touches de lumières, élégamment clairsemées. L'écho d'une tradition purifiée d'improvisations, l'aboutissement d'une émotion qui, finalement, s'enfuit.

Photographe : Ramine POROUCHANI
Photographe : Ramine POROUCHANI

http://ramine.jalbum.net/Enrico-Pieronunzi-Trio---02.07.2011/




vendredi 1 juillet 2011

Un PRINCE au Stade de France.



"Il y a tant de technologies que les gens oublient la technique musicale, la connaissance instrumentale. Moi, j'aime bien les machines à laver, mais c'est pour les vêtements. Je n'aime pas entendre les machines à laver jouer ma musique..."
Prince
.



VIDE OU REMPLI ?

La dernière fois c'était pour les Stones, le 9 juillet 2003.


Il aura fallut attendre Prince pour me faire revenir au Stade de France. Non, je n'ai jamais été gaga des grandes salles résonnantes, encore moins des parcs de sportifs. Souvent ça donne : "et ils sont où les musiciens ?" Et puis, " pam papa pa papa paaa" m'écoeur. Comme un vieux-jeune, je me rends dans les caveaux souterrains, dans des salles intimistes, jalonnées de piliers bétonnés, en ces lieux confinés où l'on ne peut parfois pas entrer. C'est comme ça. Pourtant, je n'ai pas longtemps hésité. Pour Prince, j'irais même au Parc des Princes s'il le fallait.

Ayant mis de côté sa carrière discographique pour se consacrer entièrement à la scène, le Kid de Minneapolis se passe depuis plusieurs années de maisons de disques pour publier ses albums. Son dernier enregistrement, 20Ten, avait essuyé la critique, son précédent triptyque LotusFlow3r n'avait pas fait l’unanimité. Peut-être parce qu'ils étaient passés dans les mains des fans – gratuitement relayés par la presse pour le LP. – avant d'avoir été soumis aux oreilles chatouilleuses des "spécialistes" ?

Prince au public : "Vous en avez assez de ce que vous entendez à la radio ?"

C'est un habitué des challenges, ceux de hautes voltiges, d'Icare et d'or fait. Constamment illuminé, prend des risques. Ose dans l'urgence. Prend Paris pour faire vibrer le Stade de France. Ecouler 80 000 tickets en tout juste un mois ? Les détracteurs misent sur un flop. Aucune catégorie n'affichait complet, à seulement treize jours du concert. Les médias posaient des questions. Il leurs a répondu, hier soir, en chantant.

Faisant, moi aussi, parti des 7000 tickets bradés à 35 euros, je me questionnais sur le déroulement du show,  la confiance pourtant sereine de ne pas m'être trompé. Il y eu  50 000 personnes (seulement !) ; toutes gonflées à bloc et bien décidées de faire gronder l'assourdissante rumeur de la funk music.


PRINCE ET SON NEW GENERATION BAND – Hier soir et demain matin.

Le temps d'une appartition remarquée au Grand Journal, le Prince arrive, tout droit de Montréal, sans s'être changé. Perché sur ses grands talons noirs, l'homme qui ne compte plus ses anniversaires pour toujours rester jeune, donne tout de suite le ton. Son exubérance est tout aussi grande au dedans.

 John Blackwell et Maceo Parker sont toujours à ses côtés. Il y a désormais les femmes. Ida Nielsen et ses beat de basse endiablés. Cassandra O'Neal apportant son swing aux claviers. Et puis, il y a Andy Allo, délicieuse chanteuse camerounaise à la soul fragile et mature. Prince dira (toujours modestement) : "J'ai un groupe d'une qualité incroyable. C'est comme une équipe de basket all stars : chacun est champion dans son domaine. Quand on joue ensemble, il y a un trop plein d'énergie tel qu'il faut au moins un Stade de France pour l'acceuillir."


Tous les contrastes dans la touche d'un charisme. Plus qu'une star, une étoile filante qu'on ne peut attraper.


Chaque projet, marginal au précédent, est dans la rupture du suivant. L'histoire continue depuis plus de 30 ans. Il y a les wouhteurs des tubes d'une génération, ne voyant l'artiste qu'à travers le miroir nostalgique d'une époque - un peu plus - débridée. Il y a les mélomanes qui ciblent (Crystal ball, Rainbow Children, Sign of the Times ou l'étonnant N.E.W.S...), admirent, de loin, son talent. Il y a tous les autres. Il y a surtout les fans incontestés, les Princemaniacs je dirais. Comme il y a des Zappaphiles, des Magmaïens, des Deadheads, des Zorniens... les Princemaniacs, eux aussi, connaissent tout. Les inédits, les pirates, les singles, les rarities, les coffrets double bonus, les officieux, et les pas encore sortis... L'artiste représente une succession de toiles marginales. Il n'y a pas plus belles façons de l'écouter que d'aller l'entendre, visuellement, jouer.

Avant-gardiste outrecuidant, concepteur d'espace sans équivalent. C'est une icône débridée, imperceptible. Qui est ce maître du contre-pieds ? Syncrétique allégorie de la black culture, performer sans égal, cinéaste raté, dénicheur de talents au flair aiguisé, créateur sans concessions, songwriter trans-genres, parfois perdu dans l'immensité de son talent, en avance – même sur lui –, Prince est-il victime de son incroyable génie ?

Son style s'est construit à la croisées de toutes les musiques. Il en a ainsi fait le sien. Une synthèse truffée de créativité. Dans chaque soupir de note, c'est Funky ! Pop-Rockeurs des bizarreries, crooner androgyne, volubile guitariste à l'attaque carnassière, bassiste aussi. C'est une constante chez lui : quand il commence à jouer, monsieur le Prince ne peut plus s'arrêter.


TROIS HEURES DE SHOW, NON STOP.





Dès son entrée, Prince annonce la couleur : "Dance Music Sex Romance". Lors de la première partie, majestueusement assurée par la chanteuse de rythm' n'blues Sharon Jones et par ses Dap-Kings, Prince fait une apparition remarquée. Sa guitare rugissante - une sublime Hohner Telecaster - fait instantanément grimper la température en zone rouge.

Habillé d'une chemise de soie d'or, surmontée d'une longue tunique chasuble blanche, d'un bijou en croissant de lune à chaque oreille et d'un gros médaillon solaire en pendentif, le showman a pris le soin de changer ses "chaussures" sur scène, d'enfiler ses boots blanches à frou-frou face à ses fans en délire.

Cette tournée européenne couronne une série de show dans les plus grandes villes d'Amérique. Avant la France, il y eut les triomphes de Los Angeles, New York, Montréal... Autant dire que le band est bien huilé. D'une façon presque improvisé, c'est dans son répertoire de plus de 300 titres que le grand Prince est venu puiser sa sélection de la soirée. Générosité inspirée. On sent qu'il veut provoquer l'étonnement, puis s'amuser.

A ses propres compositions vient se mêler une ribambelle de reprises transfigurées : Everyday People de Sly & The Family Stone, quelques mesures du Freak de Chic, Les Beattles... un rif de guitare en cocotte, et tout le band enchaîne à l'unisson : Born Together. Comme dans une jam session, deux trois regards, un p'tit pont et on enchaîne sur le morceau suivant. 25 secondes ou 12 minutes, c'est Prince qui choisit.
 Et puis vint cet étonnant hommage au défunt Mickael. Le célébrissime tube, Don't Stop 'Til You Get Enough, ici revisité à la mode Princière, Entre Cream et Purple Rain, une odyssée judicieusement imbriquée, la fin du mur, cette guerre froide qui n'a jamais existé. Pudiquement, sans prononcer mot, Prince répond à tous ceux qui chercheraient encore à comparer...


Autour de lui, un groupe époustouflant, des instruments bien amplifiés, ses ingrédients explosifs qui fusionnent en un cocktail Molotov très épicé. Le mythique Maceo Parker, ex-saxophoniste de James Brown, livre ses toniques improvisations. Hypnotisant.  Get funky, Son souffle est rondement tendu, extrêmement puissant. Le jeu de question-réponse entre les attaques de l'alto brillant et celles de la guitare rugissante installe une osmose sonore qui ne pouvait laisser personne indifférent. Physiquement, la marée humaine épouse le courant. Rentre dans le flow. Devient torrent.

Prince jongle avec tous les instruments : piano, basse et bien sûr une belle série de guitares, son instrument de jubilation. Tandis que la jeune Andy Allo occupe une place de premier plan. De sa jeune et troublante féminité, elle fait le lien entre les deux "sets" avec une reprise charnelle de The Look Of Love, a capela, puis en crescendo ruisselant sur une cascade d'instruments. Nothing Compares 2 U. Magnifique !

C'est bien vrai, on manque de s'évanouir. Mais, toujours maintenu en tension, le titre suivant nous place dans une nouvelle action. Chaque détail est abouti comme dans une fresque romantique. Les poils sont au garde à vous. Pas le temps de la relâche. Le goût des enchaînements est juste parfait. Toujours en hauteur stellaire, nous ne redescendons jamais sur terre. Hé ho ?!!? Vous m'entendez ? Un perpétuel décollage, je disais. Dans l'espace funky, les racines vulcaniennes parlent d'une culture retrouvée.

"J'aime être un tyran [la marque des grands ?]. Mais avec amour. Je leur demande un très haut niveau d'excellence, mais eux aussi sont perfectionnistes".

Panorama d'une personnalité irremplaçable, Prince nous offre ses premiers succès en espérant nous entendre – plus fort que lui – d'un même souffle chanter. Ils nous parlent doucement, nous demande de participer, plus que ça encore, de communier. "Continuer avec vos mains. Chantez... Je n'entend pas... Merci, à bientôt, au revoir ! Voilà ! Maintenant vous chantez. Plus fort Paris, faites moi danser !".

Les lucioles des briquets – des portables aussi, il paraît – tintent par touches incandescentes les entrailles de la grande soucoupe parisienne, transpercée par le tout premier ciel de juillet.

Il avait dit pas d'effets, que du son, du bon, du vrai. Les milliers d’hosties colorées, tournoyant dans les rayons de lueur, bleu-violet, n'étaient qu'une belle et grosse cerise à partager. Je l'ai d'ailleurs surement rêvé. La féerie finale, le mélodieux glissando de cette pluie tropicale, en paillettes pourpres, vient rigoler sur nos bouquets de larmes. "Vous êtes heureux Paris ? Moi aussi !!!". Pas une note n'est forcée. Les mises en places rebondissent sur le papier millimétré.

Tout autour, dans le tumulte de la foule qui rugit, on retrouve ses amis. Si nous n'étions pas à côté, nous étions tout de même ensemble... Le sentiment de partager un évènement. Le maître de la scène dirige nos sentiments. Tel un cordon bleu, il orchestre les émotions de milliers d'oreilles envoûtées, déguste lui aussi ses propres mets, prend du plaisir à donner.

Il avait fait six rappels, récemment à L.A. Paris n'en a eu droit qu'à trois... ça en valait bien sept. Un concert sur mesure a été concocté, ça se sentait. Lors d'une version extended de Little Red Corvette il nous replonge dans une juvénilité aujourd'hui sublimée. "Je pourrais jouer toute la nuit pour vous", a clamé l'artiste durant Kiss, le dernier morceau joué. Un smack qui claque la bise d'adieux douloureux. Mais les jambes flagellent.

Chaque concert de Prince est conçu comme une expérience, une porte ouverte sur l'inconnu. Très attaché à Paris, Prince remporte son défi de démesure, dans cette performance Live jubilatoire. Il dirige par le coeur. A tous ceux qui en doutaient ; et le voyaient déjà emprisonné dans les tiroirs d'une créativité (dé)passée, il leurs répond : "Je ne suis pas nostalgique musicalement des années 80. Je joue mieux de la guitare, je chante mieux, je suis un meilleur arrangeur". C'est vrai. Nous n'avons donc pas finit d'être étonné. Cet incroyable personnage résume une classe dans la modernité, l'élégance musicale d'un prince devenu Roi.

La soirée s'est terminée pour le chanteur dans un restaurant de Saint-Germain-des-Prés, dont l'accès n'a été possible que pour quelques fans avertis, heureux de déguster d'un ajout d'une quarantaine de minutes vers quatre heures du matin.

Régalez-vous maintenant : (Concert en intégralité - Olivier Temime).

Stade De France, 30 juin 2011 by TFE2



SONG LIST.


Pop Life
Musicology
Shhh
Everyday People
Come Together
Controversy
Sexy Dancer/Le Freak
Love Rollercoaster
Play That Funky Music White Boy
The Look of Love
Nothing Compares 2 U
Pass The Peas
Bass medley : 777-9311/Head/The Stick/America/Thank You For Talking To Me Africa
Take Me With U
Raspberry Beret
Cream
Cool/Don’t Stop ‘Til You Get Enough
Purple Rain
Let’s Go Crazy
Delirious
1999
Little Red Corvette
Sampler set : When Doves Cry/Nasty Girl/Sign’O'the Times/Darling Nikki/Forever in my Life/I Would Die 4 U
Kiss
Setlist La Société


A Love Bizarre
Let’s Work
U Got The Look
Misty Blue
We Live 2 Get Funky