Pourquoi JASS ?

Pourquoi JASS ?
Le JAZZ a dans les veines du sang africain, c'est certain - jaja signifie "danser", jasi "être excité"- ; mais peut-
être aussi une racine enfouie, d'origine indonésienne -"jaiza" faisant écho aux sons des percussions. En français dirions-nous : "cela va faire jaser", parler ? Le 2 avril 1912, le Los Angeles Time évoque la jazz ball irrécupérable du lanceur Ben Henderson. Dérivé de l'argot, le mot jizz, renvoie à l'énergie, au courage et à la vigueur sexuelle. Le jasz a également l'odeur entêtante du JASMin, des parfumeries françaises de New-Orleans. A moins que l'étymologie du mot ne vienne de JASper, danseur esclave des années 1820, d'une plantation louisianaise ? Ou JASbo Brown, musicien itinérant et joueur de blues avant-gardiste de la fin du XIXe siècle ? Musique interdite, jouée dans les bordels, ce langage d'origine black american établit le lien indivisible entre le corps et l'esprit. Par la perpétuelle énergie de son discours, il puise dans l'Instant la force d'enrichir son long parcours, toujours bien vivant. J-ASS donne la fièvre et guérit ! Essayez-voir.

dimanche 21 août 2011

Au cinéma : MICHEL PETRUCCIANI, body and soul.

"Il jouait à treize ans comme un vieux noir désabusé, perdu dans un piano-bar, quelque part, à Mexico."
Clark Terry.

L'émotion dans les yeux et sur les lèvres, en dancing nous rions aux larmes et pleurons de rire. L'humeur ébahie d'une musique extravertie ; du corps et de l'âme réunis. Body and Soul cheminent sous les doigts filants du charmeur d'étoiles, fragile colosse de verre, qui voulait simplement marcher sur la plage, une femme à ses côtés...

Le film-documentaire de Michael RADFORD, sorti dans les salles cette semaine, ouvre sans préambule sur September Song. Trois secondes pour être séduit... Le disque Playgroung (Blue Note, 1991) avait l'écho caractéristique d'une musique identitaire. Le temps d'un silence, entre deux morceaux me replonge : Home, tragique histoire d'éblouissements.

Tempos rapides ou ballades charnelles, s'égraine sur l'écran la chronologie démente d'une vie dans la marge. Comme une corde rouge tendue sur sa musique, l'harmonie du temps, dans l'urgence, se manifeste en lui constamment. Une grande horloge, anecdotique, ponctue les images qui fusent. Midi – Minuit, et après ?

Défile ainsi ses jeunes années. A trois ans, son premier vrai piano, qu'il était parvenu à faire acheter à Tony, le guitariste son père, omniprésent et fier. Michel voyait dans l'instrument (une fois le couvercle levé) le défi d'un grand sourire moqueur à apprivoiser. Rencontre de curiosités, passion instantanément révélée, l'enfant qui brise - unis à son clavier - trouve la voix imputrescible révélant sa singulière beauté.


Notre conscience, en empathie ouverte, ne sécrète pourtant ni apitoiement ni voyeurisme. En effet, il émane de la condition physique de Michel une identité artistique hypnotisante. Sortir de sa condition par le haut, afficher sa disgrâce dans le beau. L'homme de verre brise l'indignité sans avoir besoin de parler. Le renoncement est bel et bien un sentiment bannît pour Petrucciani. Sa fragilité sert sa création, comme une voix interne, dactylographiant ses démons et merveilles.


Sa vie en forme de roc emprunte les cols des porteurs qu'il choisi. Le réalisateur nous laisse découvrir les visages de son entourage, sans dévoiler l’identité des interviewés. On croise le frère Philippe, le fils Alexandre, les quatre épouses successives ; les amis qui collaboraient à ses tournées ou à ses albums, ainsi que le médecin qui suivait son ostéogenèse. On reconnait Joe Lovano, Charles Lloyd, Aldo Romano, Lee Konitz et d'autres jazzmen ayant accompagné le talentueux pianiste désarticulé. Tous sont encore fascinés d'autant de voracité. Fidèle Aldo, un verre de vin rouge à la main, évoque sa rencontre avec Michel. Il le portait à son piano, comme ça ; enveloppé dans ses grands bras jusqu'à son tabouret noir, voilà.

Michel et Erlinda, sa première femme.
Le monde est petit chez les grands ! Dans le fil des images sonores, toujours en liant, les récits de famille, d'amour et d'amitié (de grandes soirées illuminées), tintent les acrobaties freaks d'une personnalité qui - sans délais - séduit. Ciselé en fines facettes miroitantes, le diamant Petrucciani, 99 centimètres et demi, resplendit. Crescendo, on écoute l'histoire de Michel qui, dans ses grandes mains, raconte lyrisme et pudeur. Pas besoin d'échasses pour atteindre le sommet de ces femmes gulliveriennes qui, le temps d'un soupir poudré, devenaient des conquêtes éternelles.

Dans l'urgence, Michel s'adresse à nous avec une émotion tendre et violente en même temps. On ne pouvais rien lui refuser. Sa façon de parler - de toute son expressivité déployée - donnait une couleur vive aux instants privés, un peu comme si sa vie, irréversiblement, en dépendait. Arrangeur de vérité, sa vision du monde avait des allures de passions à conquérir. Toujours en partance, le conquistador ne pouvait jamais s'arrêter. Sa tête éponge pouvait tout absorber sans être rincée. Tandis que son système métrique en carafe lui permettait, sans réserve, de cristalliser une véritable identité. A vous de suivre.

Quand il se présenta dans la demeure de Charles Lloyd avec un ami batteur, le saxophoniste précocement retraité vit immédiatement en Michel "little man" l'espoir de rejouer. La prophétie allait s'accomplir : le petit blanc était – en quelque sorte – attendu. Dans un champs de blé inondé, il évoque rieur, son amour pour Bill Evans, pour les femmes et pour l'amitié. Tandis qu'il fredonnait un vieux "blues français", au loin, le chant ténor de Charles envahissait le paysage vallonné. Big Sur – Big Apple... une belle envolée.


Nous comprenons progressivement ses zones d'ombre et de lumière. Victime de ses excès, de son impatience, de son trop plein de vie, le tempérament du pianiste frappe la dynamique up-tempo du film.

Sa main droite est à l'image de son existence : rapide et précise, jaillissante et séductrice. Michel aimait les cadences latines saccadées, celles de vides et de pleins liés. Son intensité rythmique est le don paradoxal de son handicap, lui permettant de réaliser ce qu'aucun pianiste n'imaginait. Les poignets souples, les articulations de ses mains brisées, confèrent aux dix doigts la liberté de divaguer sur l'entre-sol des grandes musiques improvisées.

Dodelinant, en équilibre sur son postérieur rembourré, il se dresse, abandonne la partie gauche de sa tête, puis saisit l'intérieur du piano pour se pencher à l’extrémité des aigus. Beau lépidoptère de soie fine, follement divague ; des tourbillons en demi-tons mauves. Dévorant l'absolu, il continue de jouer, tous ses os en papier mâché, à se balancer en contre poids, pour récupérer enfin son audacieuse main gauche.


Comme si nous avions passé une soirée à ses côtés ou que nous sortions juste d'un délicieux concert au Japon, au générique de fin nous naviguons dans l'eau claire de ses pensées. Trente six années de ressac et... terminé.


EXIT. Aujourd'hui, Michel repose dans les jardins de pierre du Père Lachaise, mon voisin. Entre romantisme et humour noir. Frédéric Chopin – sur sa main droite – rejoue la Balade n°1 d'entre toutes ses femmes. Pierre Desproges, juste en face, souffle à travers l'enclos en fer forgé de mélodieuses boutades qui les font bien s'marrer. Quand je suis dans l'allée, au milieu de ce triangle d'or, j'entend glisser la voie de l'éternité. Bouillonnante, sensible, elle coule grand flot sur l'épiderme salé, les poils grands dressés.