Pourquoi JASS ?

Pourquoi JASS ?
Le JAZZ a dans les veines du sang africain, c'est certain - jaja signifie "danser", jasi "être excité"- ; mais peut-
être aussi une racine enfouie, d'origine indonésienne -"jaiza" faisant écho aux sons des percussions. En français dirions-nous : "cela va faire jaser", parler ? Le 2 avril 1912, le Los Angeles Time évoque la jazz ball irrécupérable du lanceur Ben Henderson. Dérivé de l'argot, le mot jizz, renvoie à l'énergie, au courage et à la vigueur sexuelle. Le jasz a également l'odeur entêtante du JASMin, des parfumeries françaises de New-Orleans. A moins que l'étymologie du mot ne vienne de JASper, danseur esclave des années 1820, d'une plantation louisianaise ? Ou JASbo Brown, musicien itinérant et joueur de blues avant-gardiste de la fin du XIXe siècle ? Musique interdite, jouée dans les bordels, ce langage d'origine black american établit le lien indivisible entre le corps et l'esprit. Par la perpétuelle énergie de son discours, il puise dans l'Instant la force d'enrichir son long parcours, toujours bien vivant. J-ASS donne la fièvre et guérit ! Essayez-voir.

vendredi 20 avril 2012

RIO Blues - Invitation au voyage.

LEAVING PARIS...

« Le desespoir est une forme supérieure de la critique. Pour le moment, nous l’appelleront "Bonheur" ».
L. Ferré.


Les grands voyageurs sont des amoureux en exil. Mes musiques de départs ont toujours ces imperceptibles saveurs de l'inexploré.
Perle des notes de pluie sur les hublots aéroplanes. Chante, tout en bas, des vieux airs de Paris. En crêpe de Chine, comme un chagrin d'asphalte, un jazz - dans le noir – cherche sa note perdue. On croirait voir une de ces boules neigeuses pour enfant qu'on aurait oublié de secouer. Dessine des motifs cristallins, mauves aux couleurs fanées... Ô voyages, comme vous fûtes sages de si bien nous consoler. Parce que quitter ce que l'on aime c'est parfois s'en rapprocher ; le toucher de la mémoire, le sublimer. Un peu comme une chanson à rejouer, la longue trace enivrante d'un parfum emprunté. Laisser glisser les souvenirs, les empaqueter de rêves... Sans fuir. Juste partir. "Là, tout n'est qu'ordre et beauté. Luxe, calme et volupté".



ROUGE BRESIL (Cour de langue).



Il est minuit à Rio. Paris s'éveille : il est cinq heure.

Vergonha ! Non, je ne comprends pas grand chose au portugais... ça s'entremêle de lumineuses consonances latines, ça bourdonne, ça chante, ça zigzag tout azimut, ça ne s'arrête jamais.
Le brésilien c'est différent. Il est venu à moi sur la pointe des pieds. M'a enlacé de sucre roux. L'a fait délicieusement cuivrer, en surface, couleur pain d'épice. Puis, lui a donné le goût, la consistance et l'équilibre d'un caramel salé. Cette langue s'adresse à la plus belle part de moi, à la plus sèche, la plus libre. À celle qui ne veut ni bassesse ni ritournelle, mais l'éclat étourdissant de l'Instant.
Le brésilien, je le comprends au delà des mots... Sa musique de vagues liées guide mes sens. Moi, tenant bon sur ma barque, entre pétoles et tempêtes. Je suis le tempo décalé... chavire, m'éloigne, et reviens au galop ternaire des grandes marées. Ses intonations ont des relents spontanés, sans étiquettes, sans fonctions ni visages. Son identité métissée dépasse le simple langage ; j'ai comme l'impression qu'il définit un mode de vie. S'écoute des yeux. Envoute. Je m'en éloigne. Ne veut pas l'apprendre. Puis, sans comprendre pourquoi, me retrouve dans ses bras, alors remplit d'une croyance impie. Demain, Tania Maria me donne un cour... Felicidade !



C'est cette diction qui m’entraîne. Migraine. Je me souviens de ce coup de foudre pour la voix de João. Ses claquements de langue sur le palais, sa respiration tourbillonnante, le renflement nuancé de ses cordes, et ses longs chuchotements psalmodiés. Des images du mythe d'Orphée inscrites dans la vie quotidienne des favelas. Jobim & Moraes. On sort du cinéma pour retourner dans ses rêves. On revoit la couleur orange – au dessus de la baie – chaque fois que l'on ferme les yeux. La Bossa à venir serait une déferlante de jeunesse et de liberté. A Rio, Dieu a même fait construire sa Cité.

Toutes les musiques qui ont servi de fondations, de tremplin ou de planche de salut, on les connait de loin mais ne les écoute plus. Peut être rêvons nous de les oublier pour pouvoir retomber, aussi intensément, amoureux d'elles. Cours camarade, le vieux monde est derrière toi !


L'enfance de l'art est un lever de soleil. Une mélancolie profonde berce les mots de Cartola, de Lucio Alvès ou d'Elis Regina. J'aime tout de cette époque. Dick Farney, Paulinho da Viola, Elizeth Cardoso. Cette même lumière se dépose sur leurs notes en forme de fesses. Un joyau brut inexplorées, sans arrêtes. Vertigineux voyage, tu vagabondes sous la forme d'une pensée sonore. Ne cesse de t'élever, de saturer mon coeur d'une si rugueuse douceur. Tu susurres l'harmonie et le point d'orgue. La beauté du monde à mon esprit révélé. Un lyrisme. Une voie lactée. Mon herbier de sons insuffle, dans chaque soupir, un mot précis sur ce doucereux sentiment. Saudade. Un mot d'orage, aussi minéral que volcanique. Cette musique est le sourire du déluge. Une poussière dans l'oeil. La destruction de l'amour, si tendrement violente.

Et puis, le regard d'un homme blanc qui apprivoise cette sauvage danse samba. "Teus olhos são duas contas pequeninas qual duas pedras preciosas que brilham mais que o luar", lui dit-il de toute sa Bohême désargentée. Rouge Brésil, tu m'as conquis. Ta musique, elle s'attend. Et puis, quand on l'entend. C'est trop fort, comme un alcool au milieu du désert. Ta musique, elle se prend, se déshabille, se baigne, se tâche. Carnavalienne volupté.



Les vents du large poussent vers la Nouvelle-Orléans la cannelle et le piment. C'est sur cette terre, d'où pullule l'espoir, que le jazz vint - aussi - se métisser. Tout guidé qu'il était par ces grands territoires solitaires. Enfante une recette magique. S'installe au soleil. S'harmonise d'une autre cadence de vie. Allez loin c'est s'affranchir. Allez loin c'est revenir, vers la source de l'âme qui coule en eau vive.

Si la musique brésilienne est indissociable de la Bossa... à pleins poumons, je repense aux anciens Carimbos indiens, au joyeux pleurs du petit Chorinho, Lundu et Modinha. J'entends encore ce lointain Rio blues de la baie fleurie et cette folle samba des arrière-cours. Ma nostalgie de cette époque réside sur une carte postale. Quand le temps et le lieu étaient parfaitement unis.

La caresse de la note inédite, du tempo chancelant. Défiant l'impossible, recouvrant la page noire. Ces mélodies de l'extase – palettes jubilatoires – représentent l'irradiation. Icare brûlant ses ailes de papier. Toute la musique du Brésil est une élégante chute vers le haut.

Et demain ? Demain ! Demain...

Q'est-ce ? J'arrête !

Para Gabriella.






vendredi 23 mars 2012

Afternoon with Gil Scott-Heron... " I'm new here "


Tout le monde en a parlé. Je me suis tue. Je ne souhaitais – ne pouvais – pas, m'exprimer à chaud. Comme si, résigné, je me préparais déjà à sa disparition, que j'en avais déjà pesé la lourdeur du sens. La tristesse des rues de Harlem me revenait. Celle des vendeurs de disques gravés à la sauvette sur la 125. La force des mots m'avait quitté, en même temps que lui. Ma plume sans encre se minait d'un complexe sentiment d'impuissance, vide, désincarné.
Peut-être ne voulais-je simplement pas me laisser embarquer par l'émotion. Trop abrupte fut le départ de ce compagnon secret avec qui je partageais notes et mots. Il m'avait longtemps suivit. Colorait mon quotidien. Nous n'avions pourtant que peu de choses en commun. En surface. Je n'aurais plus jamais la possibilité de le rencontrer. Profondément converser. Ainsi, je me rendais compte que je ne pouvais l'évoquer qu'au futur. Désormais, et pour toujours, sa voix serait enfermée sur ma platine. Son sillage serait calibré par le diamant.

Un jour avant son décès je publiais, sur ce même blog, deux titres de Gil Scott-Heron dédiés à Washington D.C. Je me trouvais, comme sur la vidéo, près du grand bassin bleu, fredonnais ses chansons ondulantes. Ricoche des ribambelles de souvenirs publics. Ce même jour, j'entrais déterminé chez le disquaire du quartier. Pour moi, c'était summer in America. Je débusquais le seul disque de Gil Scott qui me manquait. Le voilà ce BRIDGES, tout rougeoyant, lui et son acolyte Brian Jackson au sommet de leur collaboration.

Depuis la sortie de SPIRIT (1994), il était devenu difficile de suivre le poète-chanteur autrement qu'à travers l'émotion du passé... Les chants modernes sont trop rapides pour moi. Ou trop peu nuancés. Ou simplement en attente de malheur ou d'amour. On a pas le temps de penser. Pas le temps de deviner. D'inventer à nouveau la vie... Bref, l'harmonie.


Je ne saurais véritablement décrire le sentiment ressenti lorsque je découvrais – aussi hagard qu'impatient – ce qui deviendrais le tout dernier enregistrement de la carrière de Gil Scott.
Son testament s'appelle I'M NEW HERE (XL Recordings/Beggars Banquet - février 2010).
 En quoi était-il nouveau ici ? Revenir aux origines, aux premiers souffles. Utiliser les technologies contemporaines, le mixage. Sentir le poids des mots choisis, dénudés de mélodies. On en est tout déboussolé.
Sa voix rauque et dure rayonne sur ma peau pâle des piccottis d'amours noirs, tous aussi désespérément passionnés. Ni triste, ni résigné, la sagesse dans la fougue transperce justement nos sens alertes. Un feu de paille dans mon coeur se propage à la vitesse d'un virus incurable. A trois temps, la pulsation numérique dévoile la froideur de la chute.

Oui, c'est sombre. Dans ce noir, j'éprouve le sentiment de tenir une matière irréelle, mes dix doigts serrés forts tout autour de son chant. C'est le mélange final de toutes ses couleurs. De tous ses états d'âme. Atteignant leur apogée ; et leur destruction. Son noir, c'est son équilibre asymétrique. La balance de ses maux. Une toile de Soulage. Il me semble cheminer sur un fil de vie vaporeux, à la recherche de l'Être humain, de ses plus profondes définitions. En surface, miroitent ostinato et feux rouges comme des éclaircies nauséabondes sur le bitume mouillé. Les cordes en pizz', mêlées aux arides mix dubstep de Jamie "xx" Smith, échafaudent des claquements de mains gospel jubilatoires, le souffle soul d'un chant, tout ridé de poussière d'ange. Entendez-vous ce rire tâché de nicotine, résonnant sur l'écho d'un horizon perdu, comme le souvenir d'une femme ? Une respiration crasseuse se calfeutre d'incompris.
Soudain, au gré de ses interludes slamés, j'imagine une nouvelle scène du jugement dernier. Des croyances afros dans un subway new-yorkais. Des percus en plastique vert. La belle misère du progrès. Le diable a finalement gagné. Déconcertant. Lui, le cerveau d'une Culture, ne pouvait plus chanter autrement qu'en aboyant. J'aime cette justesse non cherchée. Toute sa tête semble si impeccablement nettoyée...

J'étais allé une fois le voir au New Morning... Quand, l'an passé, le concert fut annulé par des vapeurs Eyjafjölliennes, je croisais les doigts, fort, pour l'entendre, encore une fois seulement, avant son définitif départ. Je ne sais si cet homme a un jour connu le sens de la mesure autrement qu'à travers sa musique. Ses textes étaient à son image : révoltés, mélancoliques, dansants, libertaires, urbains, amoureux, anarchistes ; de noirs et de rouges mêlés.
 Souvent, je pense à ses longues mains fragiles, enracinées de toute leur sève par le flux sanguin de la soul. Sa casquette américaine, enfoncée mais instable, sur ses longs cheveux crépus. "Ses beaux cheveux longs dans sa tête". Son long visage creusé sans joues et ses yeux de cheval maquillé ont leurs propres mélodies. A la croisée des ombres claires et des lumières feutrées, son chant sort du blues. Et traverse tranquillement les âges de la musique afro-américaine. On le place à l'origine du hip-hop, il se définit comme un témoin de traditions. Que vous le réécoutiez - à chaque fois - d'une oreille vierge et invective ou que sa mémoire laisse la trace d'un parchemin secret, dans une bouteille perdue du dancehall, j'aime à penser que l'infalsifiable voix de Gil Scott Heron restera encore longtemps, longtemps, dans nos mémoires.





mardi 21 février 2012

JASON MORAN à la cité de la musique : Monk in my mind.

Tarus Mateen, Nasheet Waits et Jason Moran - Duc des Lombards - veille du concert.


" I want to reconnect with Monk, not with people talking about his 'quirky rhythms' or 'off-center humor."


1999. Le jeune pianiste new-yorkais signe son premier disque chez Blue Note. Depuis lors, Jason Moran interpelle. Chacun de ses projets à des allures de concepts ambitieux et avant-gardistes. Tous traduisent un goût de l'exploration musicale sans équivalence. Partenaire de Greg Osby ou de Steve Coleman, il représente une nouvelle génération d'artistes, profondément lié au risque et à la nouveauté. Cette fois, comme un pied de nez, il dirige une performance entre musique et histoire. Notre vu, notre ouïe et leurs mémoires sont sollicités, pour témoigner que reprendre n'est pas rejouer. MONK IN MY MIND sera présenté le 2 mars prochain à la Cité de la musique.

C'est en fouillant dans les archives de W. Eugene Smith qu'il découvrit ces longues conversations débridées entre Thelonious Monk et son arrangeur Hall Overton.
 Du mythique concert au Town Hall, il assistais – en fond sonore crépitant – aux coulisses de sa création. Des joutes verbales vives lui donnent soudain l'illustration d'un des plus importants virages de la carrière de Monk.
 Immédiatement séduit, l'envie de prolonger le geste éveilla l'inspiration singulière du talentueux Moran. Bien différent d'un traditionnel tribute to..., les bandes de la voie grave de Thelonious résonnent par dessus leurs deux musiques. Cinquante ans après, la partition commune n'étouffe pas l'éloquence d'un tout nouveau style, à la philosophie complexe et marginale.


Le vidéaste David Dempewolf accompagnera chacun des morceaux de projections d’images fixes ou animées. Ce projet multimédia sera intercalé par des séries de clichés surprenants, tous réalisés par W. Eugene Smith. Des années durant, ce passionné de jazz avait côtoyé les plus grands musiciens – et Monk – dans son loft de Manhattan, alors transformé en studio d’enregistrement. Moran portera ces rares documents d'archives sur scène pour illustrer sa relecture inventive de l'événement at Town Hall.



Cette énigmatique mise en scène aura pour objet de continuellement confronter le nouveau et l'ancien. De les réunir.

Virage de sa vie, pour la première fois, le 28 février 1959, à la Mairie de New York City, Thelonious Monk offre à sa musique une interprétation orchestrale, alors que la grande heure des Big Band touchait à sa fin.

Jules Colomby, illustre producteur et proche du pianiste, fut l'instigateur de ce projet.
Monk dû extraire de ses compositions les aptitudes de certaines à renaître collectivement. Les versions orchestrées de Crepuscule with Nelly, d'Off minor ou de Monk's Mood sont aussi déroutantes qu'hallucinatoires.
Une ampleur fourmillante se dérobe sur nos tempes. Il semblerait qu'une discussion intime prennent - dans l'espace confortable des interstices - l'allure d'un grand discours.
Ici même se traduit une autre façon de parler, dans un lanjazz dense et neuroleptique. L'esprit de Monk se duplique en nonnette, dans une formation unie qui, incessamment, se questionne et se répond sans jamais se couper pourtant.

En quel sens est-ce vraiment intéressant (possible) de rejouer du Monk et de se l'approprier, sans le dénaturer ni le copier ?

Les musiciens qui s'en répondent disent bien souvent – et à juste titre : La partition est en elle même tellement parfaite que l'altérer serait comme détériorer son équilibre naturel. L'essence de ses compositions est multiple dans le rapport qu'elles entretiennent avec l'espace, le temps, l'harmonie et ses respirations. Comme chez Bach, la partition de "Melodious Thonk" emprunte des degrés infinis. D’abord considérée comme étrange, voir injouable, elle est pourtant devenue standard.

Jason a voulut distancer la partition ; juste la laisser résonner dans son esprit.

" J'essaye de ne pas l'aborder comme le contenu d'un disque mais comme un objet. Comme un morceau de papier que l'on peut gribouiller, découper ou froisser à sa guise. Comme si je n'en avais pas grand chose à faire - alors que c'est tout le contraire".


Pas de ligne fixe ou droite, l'audacieux projet sillonne autour d'une idée, prend des airs d'intimité. Une dialectique s’installe entre cuivres et grand piano noir. Ces mêmes manies stride de détrousseurs d'harmonies agrémentent l'âme anguleuse des compositions de Monk. Originel ricochet. L'explosion coloré de l'esprit du grand Thelonious renaît, dans les mains d'un destructeur incroyablement doué.

Vendredi 2 mars 2012 – Cité de la musique – 20h.




mercredi 25 janvier 2012

La révélation vocale : Gregory PORTER, le prêcheur.

Il était venu présenter son premier disque à l'automne 2011. Si son titre phare, 1960 WHAT ?, était devenu ma musique de chevet, je ne l'avais encore point vu chanter.

Déjà, poignes serrées, regards croisés, ce doux géant m'avais littéralement captivé. Je le voyais tout droit sortit d'un conte moderne : sa cagoule noire et sa grosse barbe hirsute, lui grignotant les trois quart du visage ; des mirettes rondes et profondes, empaquetées d'émotions, surmontant un sourire franc et généreux ; puis, cette grande bouche qui cause peu, mais toujours avec justesse. Méthodiquement disposée, une casquette rétro, lissée sur sa tête, coiffe la cicatrice d'un acide accident démoniaque.

De toute part, sa diction révèle une bonté élégante. L'ombre smart de Gregory prenait reflet sur le haut du rideau blanc-cassé ; lui donnait contrastes et vie. En le voyant miroiter, du plancher au balcon, j'observais sa désarmante sincérité. Aussi discrète qu'imposante était sa présence.

Une stature de colosse, dans une voix de porcelaine, contraste l’abrupte musique qui, aussi atemporelle qu'éblouissante, figure l'évidente réalité de la performance. La rythmique ferme ne se perd pas dans son tumulte. Elle corse la rondeur d'une voix de crooner révolté. Il rugit, swing, change de tempérament, gonfle les voiles d'un souffle profond. A l'unisson, nous recevons une sensibilité "nouvelle", sans même ce soucier du temps.


L'eau de ta source fait des vagues harmonieuses, mouvementées et berçantes. Elle s'est perdue dans ma poitrine. On dirait que tes lèvres ont encore besoin d'enfance. Polisseur d'âmes abruptes, cataplasme des soirs solitaires, qui que tu sois, ta voix microsillonne - sur mon phono – l'imprévisible bleu.

Un tintement de cymbales emmailloché et, soudain,  tout ce déchaîne. L'ouragan Black Nile raisonne fort en dedans. Ta version de Skykark a plus l'envergure d'un condor que d'une alouette. C'est cette tendre puissance d'oiseau terrien, de divinité vulnérable, qui m'attendris chez toi. Par tes chansons nous recevons non seulement des émotions universelles - épidermiques -, bien plus encore, des instantanées de toi, l'amoureux libertaire ; donc de nous.

L'altiste James Spaulding joue un rôle majeur dans ce premier disque. Quant à Kamau Kenyatta, il symbolise l'ombre de Gregory. En plus d'être son "meilleur ami", il est également producteur, saxophoniste, pianiste et compositeur dans ce projet.

Peut importe qu'il s'agisse d'un titre original ou d'une reprise, Gregory à la sincérité de ne ressembler qu'à lui.

Notre rencontre me fait comprendre que le chant est sa faille perceptible, l'identité de son âme. On pourrait y voir un blues, touché par la grâce enfouie des temps modernes. La douceur et la niaque, la beauté et la rédemption, inexorablement s'imbriquent dans chaque respiration, contretemps ou silences.
Les mélodies laissent une trace, comme ces rêves brumeux dont on voudrait se rappeler, au petit matin, encore tout enveloppé de songes. Leurs palettes de couleurs sont pigmentées de souvenirs mélancoliques et de joies impénétrables. Parce-qu'autour de Gregory, s'harmonise des touches musicales entêtantes. On pourrait les dires spirituelles, quand à moi, elles m'évoquent - irrémédiablement - l'être humain, et sa lumineuse condition.

Intemporel. Pourtant, défile dans son style, les chocs musicaux de sa vie : King Cole, du blues au gospel ; Donny Hataway, Bill Withers ou Joe Williams... Comme tout le monde. Visiblement non. Comme si chez lui, l'apprentissage des standards lui avait révélé le secret de sa propre voie.

Une fois, il avait une veste cuivrée – impeccablement taillée, un gilet gris au col rabattu, un pantalon velours grosse côte et cravate à pois. Une autre, c'était tout en noir, cache-col rouge vif, que je le saluais. Ses goûts vestimentaires témoignent la partie émergée de son élégance. Au New Morning, After midnight, le 12 décembre dernier, nous avons célébré les artistes ayant fait l'année (thanks TSF). En private, comme le veut la tradition, ils étaient tous venus taper le boeuf, comme pour ne pas nous quitter. Gregory chantait haut, entre un piano antillais et des congas afros.

Be Good. Sortie le 14 février 2012.
Son tout prochain album, BE GOOD confirme le talent du gamin de L.A. Ce même chanteur de Brooklyn ayant fréquemment résidé au St Nick's Pub des chaudes rues de Harlem. Devenu l'invité de luxe du prestigieux Jazz At Lincoln Center Orchestra, de représentations en représentations, il séduit New York City, puis l'Europe, la Russie, l'Ukraine et l'Afrique du Sud... Domicilié du monde ? Sans illusion, c'est là sa véritable définition.













Gregory Porter au Duc des Lombards par ducdeslombards

vendredi 6 janvier 2012

SPEAK LIKE A CHILD – Herbie Hancock (1968)

"Adieu à l'enfance"


1- RIOT
2- SPEAK LIKE A CHILD
3- FIRST TRIP
4- TOYS
5- GOODBYE TO CHILDHOOD
6- THE SORCERER


Le noctilien tarde. Les immeubles n'ont plus guère de fards aux fenêtres. Par pointillés on peut entendre les gens se coucher.

Sur le plexi opaque de la borne, ruisselle des larmes de swing pailletées. Ce même maillage de perles blanches qui étire sa longue crinière d'hiver, alors que le chahut de l'enfance bruisse les platanes de poils à gratter.

Il sentirait presque une odeur de viennoiserie chaude derrière l'unique soupirail enfumé.

 Deux talons noirs marquent l'asphalte d'un tempo d'après minuit, un battement aortique, calé sur 100 pulsions minute à la noire. Ça raisonne dans le vide. Une nouvelle de Faulkner. Je chavire, oublie le bus et décide de suivre – au pied levé – l’enivrante musique de nuit.

Ici, les notes d'Herbie sont déroutantes. Pleines et justes, sans solos ni impros ; juste une ambiance en voicing, un état d'âme ou une langoureuse déclaration. Il fait sombre dans sa composition, bien qu'elle soit follement lumineuse... C'est, en quelque sorte, tout ce que l'enfance fait mine de nous promettre et finalement nous retire avec acharnement.

Je dois aller tout droit, mais c'est à tribord qu'il me fait prendre. Dans le casque, la stéréo circule d'un tympan à un autre, avec grâce, installe un doux va et vient qui rassure. Une toile de fond brumeuse colle aux aspérités de la Seine tranquille. Scintillent comme des phares bretons flugelhorn, trombone basse et flûte alto, sur les murs cuivrés de la Cité perdue. En fait, il avait raison : sans raccourci c'est par ici qu'il fallait cheminer.

Je ne vois pas de fins dans ses morceaux. J'imagine des tableaux joints ; une grande fresque pleine de vides. Comme dans Maiden Voyage, quelques années plus tôt, le jeune Herbie décrypte des univers lydiens. Une succession d'accords colorés marquent – par pointillés – son chemin.

Ainsi, je passe du Marais à Charonne, ma Bastille faisant le pont. Les thèmes ne sont plus les mêmes d'un quartier à un autre. Pourtant, une cohérence implacable se dessine entre les lieux, le temps et l'ouïe. Sur la route de l'école des grands, à contresens, j'arpente - straight - le rythme de ces toutes petites notes imprévisibles qui perlent mes paupières. Elles saluent l'inconnu(e) ; une matière sonore qui laisse des traces.

L'harmonie d'un lieu dépend de sa musique. Il y a bien des mirages concrets. Par le regard frappe parfois une mélodie nouvelle, les cordes d'un orchestre symphonique ou juste celles d'un piano solitaire. Quand c'est tout gris comme ça, j'entrevois ces longs dimanches soirs, l'innocence froissée d'un revers de mouchoir, mes souvenirs qui glissent à l'unisson sur une luge de verre poli. Puis, un cartoon, une histoire, et les rêves rougissent. Plus de pyjama, seule la peau sur les draps, tout comme la musique d'Herbie, j'ai grandi. L'enfance c'est une chanson toute nue !

Enfin j'arrive. Je pousse la lourde porte codée de mon dortoir et quitte l'ombre. On incante la musique du Sorcier Miles. J'entends maintenant la présence de Gil Evans, dodelinant dans un coin, sur un vieux rock in chair. Bref, ça vibre en balançoire dans l'apart' en osier.

Entre mélancolie et délectation, c'est un perpétuel mouvement de déchirure qui s'installe. Dans la contrebasse de Ron Carter s'ébroue la brise du levant. Un battement de cymbale fait le jour se lever. Il demeure comme un picotement vertigineux dans le ventre ; celui d'un adulte aux yeux d'enfant bien réveillé.

HERBIE HANCOCK - Piano, composition.
THAD JONES - Bugle.
PETER PHILIPS - Trombone.
JERRY DODGION - Flûte alto.
RON CARTER - Contrebasse.
MICKEY ROKER - Batterie.