Et puis le jazz devint un art urbain. C'est entre les murs enfumés des clubs, dans ces dancehalls suffoquants des nocturnes de Harlem, que le swing vit le jour.
Le Minton's Playhouse ouvre ses portes en 1938. A cette époque, Charlie Christian a dix-huit ans. A cette époque le jeune Charlie expérimente un matériel nouveau et une façon de jouer toute aussi bleue. On ne dira pas Bop ; encore moins Rock. Le son de l'instrument n'a pourtant pas la marque de son époque. Car l’effilement minutieux de ses demi-tons, la façon d'augmenter, puis de diminuer ses accords, de les attaquer comme du poivre au moulin, laissent entendre le sirop salé d'une musique qui ensorcelle. Un autre feeling. Amplifié. La découverte d'un son, d'un nouvel instrument aux possibles infinis.
C'est sur une contrebasse qu'il s'initie. Ses premières notes dans l'orchestre d'Alphonso Trent, en 1934, sont déjà de lointains souvenirs quand il entre, cinq ans plus tard, dans le sextet de Benny Goodman, une Gibson ES-150 à la main – semble t-il originellement inventée par Eddie Durham, tromboniste dans l'orchestre de Jimmie Lunceford.
Première photo d'un protoype de guitare électrique. Archives Gibson, 1924. |
"Rose Room" et "Stardust" en 1939, "Breakfast Feud" en 1940, "I Found A New Baby" et surtout "Solo Flight" en 1941 (véritable concerto pour sa guitare arrangé par Jimmy Mundy pour le big band de Goodman) firent ses belles heures de gloire.
After Hours à Harlem
Revenons au Minton's. Dans cette cour de récréation du soir pouvait jouer, délivrée de toutes discriminations, une nouvelle vague d'artistes au style vif et précis. Au virage des années quarante, Henri Minton attribua la programmation du club au chef d'orchestre Teddy Hill.
T. Monk résidait au piano, Kenny Clarke aux baguettes. L'autre Charlie, Bird Parker, avait quatre années de moins et déjà se profilait en lui l'envol migratoire du new jazz. Le laboratoire du BeBop était en place. Un nouveau public de boulimiques venait s'empiffrer de caviar (quasi) gratuit ! Les chaudes soirées s'emmitouflaient, pour la nuit, dans une tornades d'improvisations, sur des structures modernes auparavant inexplorées.
En mai 1941, c'est lors d'une jam session d'anthologie que Charlie et Dizzy s'échangent d'improvistes mélodies en escalier, glissantes sans tomber, elles feront immédiatement école. Kerouac s'en inspirera pour concevoir l'écriture automatique. Des générations de musiciens – tous instruments confondus – s'inspireront de ses élégantes techniques stylisées.
Associé à l'époque swing, le vocabulaire musical de C.C a néanmoins été étudié et imité par les premiers boppers. De Tiny Grimes à Barney Kessel, d'Herb Ellis à Wes Montgomery. Plus encore, on comparait, déjà en son temps, la tenue de ses solos à celle d'un vent. Le grand Lester Young observait attentivement ses prises de risques contrôlées, ses solos sans bouche aux longues notes tenues puis, fuyantes à toute vitesse comme la brise. Il semblait être un saxophone dans la dextérité de son style, dans le prolongement câblé de son souffle électrique et de tout son velours cuivré.
Jamais on n'avait entendu gratter ainsi. Ses deux micros, c'était son secret. Ils produisaient un champ magnétique enveloppant ; le ronronnement parfait. C'est souple et animal ; un coup de pouce rond, un phrasé sans ongles. Barré dans des futurs fastes, on perçoit le génie de Charlie dans la courbure de ses doigts aux longs crescendos fiévreux, dans son style tout en tension et en relâchements soudains. Charlie Christian incarne indéniablement un virage dans l'histoire de la grande musique moderne ; celle qui vient du Blues et de Bach...
Il disparut prématurément à vingt cinq ans de la tuberculose. Bien qu'il n'eu pas le temps d'enregistrer professionnellement en tant que leader, les compilations sur bandes de ses sessions en tant que sideman - où il est souvent le principal soliste - suffisent à témoigner la touche d'un pionnier. Il resterait le premier à avoir fait découvrir l'ancien instrument électrifié, tandis qu'au même moment, à Paris, Django le manouche peaufinait un tout autre genre de swing...
Enregistrements :
Lady be good (au Carnegie Hall, 1939)
Star dust (avec Benny Goodman, 1939)
Seven come eleven (avec Goodman, 1939)
Six Appeal (avec Goodman, 1940)
Waitin' for Benny (jam session, 1941)
Breakfast feud (avec Goodman, 1941)
Solo Flight (avec Goodman, 1941)
Stompin' at the Savoy (jam session au Minton's, 1941)