Pourquoi JASS ?

Pourquoi JASS ?
Le JAZZ a dans les veines du sang africain, c'est certain - jaja signifie "danser", jasi "être excité"- ; mais peut-
être aussi une racine enfouie, d'origine indonésienne -"jaiza" faisant écho aux sons des percussions. En français dirions-nous : "cela va faire jaser", parler ? Le 2 avril 1912, le Los Angeles Time évoque la jazz ball irrécupérable du lanceur Ben Henderson. Dérivé de l'argot, le mot jizz, renvoie à l'énergie, au courage et à la vigueur sexuelle. Le jasz a également l'odeur entêtante du JASMin, des parfumeries françaises de New-Orleans. A moins que l'étymologie du mot ne vienne de JASper, danseur esclave des années 1820, d'une plantation louisianaise ? Ou JASbo Brown, musicien itinérant et joueur de blues avant-gardiste de la fin du XIXe siècle ? Musique interdite, jouée dans les bordels, ce langage d'origine black american établit le lien indivisible entre le corps et l'esprit. Par la perpétuelle énergie de son discours, il puise dans l'Instant la force d'enrichir son long parcours, toujours bien vivant. J-ASS donne la fièvre et guérit ! Essayez-voir.

lundi 2 mai 2011

RENCONTRE VI - MARCUS ROBERTS, dans les coulisses du LINCOLN CENTER

Tout va si vite. Les rencontres du hasard, la résonance dans la beauté de l'Instant. Ça glisse et disparaît innocemment. Un grand ensemble musical, orchestré de passions.
Une éthique souvent malmenée, c'est vrai. Ces désirs d'accomplissements avortés. Mais tout vient à point, se nourrit des plaisirs de l'étonnement, simplement. Le beau concert du Temps au diapason... Vision.



REPETITION

Un simple coup de fil, jeté comme un pissenlit mûr dans le vent.



"Pouvez-vous venir dans 20 minutes à Colombus Circle, au Lincoln Center ? On vous y recevra. "

A tout berzingue, je me rendais au lieu du rendez-vous, ne sachant à quoi m'attendre. Les quinquets aux aguets, la bouche fermée, on me conviait à passer dans l' "atelier", à contourner la devanture sacrée.


Après avoir visité les coulisses de la plus grande salle de jazz du monde, je comprenais un peu mieux le gigantisme de cette entreprise, son renom. C'est une infrastructure huilée, comme un beau moteur Chevrolet. Fourmillent les dizaines d'étages bien gardés, s'alignent les box computés. Au dedans, standardistes, concepteurs d'affiches et de flyers, graphistes, managers, programmateurs, webmasters, photographes, ingénieurs du son, techniciens en tout genres, traiteurs même... tout les corps de métiers sont ici, au service d'une grande production cinématographique, entièrement dédiée à l'image du jazz. Tout une armada invisible qui vit dans l'ombre des représentations.

Après avoir descendu les étages, poussé les portes, serré des mains, écouté les potins, j'accédais – enfin – à la salle de répétition. Au 6e étage du building, un espace en parquet ciré, à l'odeur du Conservatoire, renfermait un majestueux piano noir. Le sol miroir est jonché de partitions brunes annotées. Devant chaque siège, les pupitres des grands rejetons sont alignés. C'est la pause déjeuner.

Marcus Roberts est là, sapé comme pour un gala télévisé. Demain, il faudra les scotcher ! Je discute – petite fourmi blanche – avec son producteur, qui tour a tour me présente les musiciens affairés. Bonjour Stephen Riley, hello Rodney Jordanie. De chacun, besogneuse est l'humeur enjouée.

"Vous êtes convié à rencontrer les musiciens et passer plus de temps à leurs côtés, demain ? Après demain ? Comme vous voulez ! Marcus Roberts a donné son accord". Demain serait parfait. "Vous avez juste à me faire demander, je vous conduirais en coulisse, s'il vous le souhaitez". Je ne sais comment vous remercier...

COULISSE

Le lendemain soir, le lieu avait bien changé. Les mêmes visages que la veille en plus pressé, en mieux habillé, plus tous les autres... Noeuds pap', cravates, gilets. Dans les immenses allées, on entend au loin rugir les clameurs du public.
Je salue Jason Marsalis, plus qu'un habitué, un résident à l'année. Lui et ses frères, sans oublier papa Ellis, y jouent sans arrêt. Le grand Jason discute tout en frappant des rythmes vifs sur un petit tambourin en peau retournée. Une de ses baguettes de batterie dans l'autre main, il se détend les poignets. Se prépare pour le live. Sa présence est agréable.

Puis, il me conduit dans les loges. Oui. J’épiais. Sans vouloir déranger les artistes qui chauffaient leurs instruments, se préparaient mentalement, je longeais le grand couloir truffé d'affiches ; toutes rappellant les concerts d'hier. De l'autre côté, tout un pan de mur était bariolé de signatures, de tags "spontanés". Cet espace est réservé à tous les musiciens ayant pénétrés dans les coulisses du FREDERICK P. ROSE HALL. Entremêlés, je voyais juxtaposés les noms de Lovano, Haynes, Jon Hendricks, Kenny Burrell, Roberta Flack, Billy Taylor, Monty Alexander... Trop ; visiblement pas assez... La mémoire d'une salle qui n'est encore qu'enfant. Le souvenir d'une culture ancrée. JAZZ at LINCOLN CENTER, êtes-vous prêt ?

Le revers de luxuriance est cousu de simplicité.
Ça y est, le compte a rebours est lancé. Décollage immédiat. On demande de faire silence. Je m'assoie dans le noir, derrière l'immense porte fermée. J'imagine l'affairement de l'autre côté.

Ca ressemblerait presque à une entrée de gladiateur dans un cirque romain. L’arène est bondée. On est enfin prêt a levé le pouce. Ave !

L'éclipse est passée. La porte s'ouvre en grand, le soleil renaît. Le maître de cérémonie se lance. Good evening, Ladies & Gentleman. SHUUUUT ! Les musiciens tournent sur eux mêmes. Font les cent pas, une boule de trac dans l'estomac coincée. Je partage le stresse, juste à côté, comme si je faisais moi aussi parti du band. Cauchemar ! J'ai oublier mon instrument - C'est ridicule. Jason fait le pitre, parle de Chucho Valdès et de Joe Zawinul. Il chantonne les premières mesures de Birdland pour se mettre à l'aise.

La marée d'applaudissement résonne jusqu'au bout des doigts de pieds. Chaque musicien est grandiosement annoncé. Ils entrent un a un, d'un pas léger. enfin, c'est au tour de MARCUS ROBERTS d'apparaitre dans la lumière fardée – ses beaux yeux protégés.



CONCERT

La musique s'élance. Ce soir Bud Powell et Earl Hines sont célébrés. Hommage à deux princes du piano, ressuscités le temps de deux sets. Une ouvreuse vient me chercher. "On vous a trouvé une place au balcon, ça vous ira". La frime. Vous pensez bien... Je suis le dernier à m'installer. La musique a commencé depuis peu. Conception, je reconnais. Il y a deux micros courbés dans les entrailles du piano sans couvercle. Il y a un gros fil noir qui descend du plafond on stage. Sur chaque pupitre, le nonnette est, lui aussi, encablé. On enregistre ce soir.


Blues in 30's, Ted Nash nous rappelle Bechet, Goodman, Artie Shaw.

Il ne manque absolument rien. Chaque musicien a sa petite marque de fabrique. Leur complicité est, elle aussi, détonante. Ça rigole, ça chambre, ça fait le show, façon grande pompe.

Le plus étonnant demeure la qualité sonore des instrumentistes, relayée par celle de la salle. Le souffle de chacun est restituer à la perfection. Une prise de son pointue, plus ronde que du miel.

Neuf musiciens réveillent l'assistance endimanchée qui, oh bonheur, respire par onomatopée, crie, tape du pied. Un coup de balais, clair, sur la caisse poussiéreuse des institutions. Tout le monde est nu ; et c'est bien comme ça. Les costumes s'effacent devant le talent.

Ticket you get, Riding a rif, Crocodiles and moonbeans, Roseta... les standards d'un élégant patrimoine. En guise de sourdine, un simple chapeau melon wahwate la trompette d'Alphonse Horne.

On se délecte des racines poivrées de la culture afro américaine, leur musique classique à eux. L’exécution de chacun tombe – se dépose plutôt – comme cela doit être fait. Swing en avant, lyrisme et démesure calibrée révèlent une aisance qui, mesures après mesures surprend.
Quand il n'est pas soliste, Marcus accompagne à sa façon. Il plaque des accords puissants, joue sur les décalages, donne des bouffées d'air pur aux compositions.

La prestation s'achève sur le Cleopatra's dream de Bud Powell. Je retourne en coulisse. Dans les grands couloirs jonchés d'échafauds, j'entends l'hommage finale rendu à l'anniversaire de la naissance de Duke Ellington.

Un tonnerre d'applaudissement et l'étrange sensation d'y voir clair, dans ce tumulte orageux. La musique n'est qu'illumination, jusqu'au point de l'éblouissement, la longue extase de l'aveuglement.





RENCONTRE

Privé de l'usage de la vue à l'âge de cinq ans, Marcus Roberts a appris autrement à apprivoiser l'infini clavier de son enfance. Le blues de la voix de sa maman, son apprentissage de la musique Nouvelle-Orléans, l'amour pour Jelly Roll Morton, Fats Wallers, Art Tatum et sa dévorante passion pour Monk, seront les visions diurnes qui nourrirent l'esprit de Marcus. Il étudia le classique en Russie pour donner de l'âme à la musique de son enfance. C'est beau quand on sait ce que l'on aime jouer.

En 1985, Wynton Marsalis fait appelle a lui. Marcus a alors 21 ans. Il enregistre au côté du trompettiste six années durant. Ce faisant, mister Roberts mène une carrière solo remarquable. Chaque nouvelle sortie d'album (chez BMG/Novus, puis chez Columbia Records) est acclamé par la critique. Ses enregistrements peuvent être du pur piano solo, des formations de duo ou trio, mais aussi des grands ensembles harmoniques ou des orchestres symphoniques. Clef de voûte de tous ses projets : le jazz des traditions qu'il s'évertue à remodeler, à réactualiser.
En outre, Marcus Roberts compose de nombreuses suites musicales, imprégnées de musique classique, des mélodies de Gershwin également. "Romance, Swing & the Blues", "Deep in the Shed", "Time and Circumstance", "In Honnor of Duke", "From Rags to rythm"... font actes de standards aujourd'hui.

Roberts utilise les harmonies traditionnelles et les accords en palier, puis construit au dessus ses propres structures mélodiques. Une deuxième couche sous la première – en bon ! On parle de piano stride. C'est un style complexe, hérité du ragtime, permettant une large panel de liberté dan l'improvisation. Emprunt aux bases du swing, la main gauche sautille entre une note basse et un accord pour établir le rythme et les fondation harmoniques. La main droite improvise des éléments rapides et syncopés. Marcus Roberts est un maître dans cet exercice de style périlleux.

Avant de rencontrer l'artiste dans sa loge, son manager me demande de faire bref, Marcus étant fatigué après ces plus de deux heures de jeu. Jason Marsalis me conduit à lui et fait les présentation en me mettant la main dans la sienne.

Le blues d'avant hier, le be-bop d'hier, le jazz d'aujourd'hui. Marcus Roberts n'en a pas finit d'être fasciné par les pionniers. Quel est votre façon d'aborder Earl Hines et Bud Powell ? Comment innover leurs musiques tout en étant fidèles à leurs jeux ? J'avais tant de choses à vous demander...

"J'ai voulu mettre en relief l'intersection entre ces deux musiciens dans leur entièrete. Quand je joue, Je ne pense pas forcément au jeune Earl Hines qui accompagne Louis Armstrong à Chicago. Il y a aussi la fin de sa carrière, son jeu était si fort, tellement léger. Concernant Bud Powell, les gens ne se rendent pas assez compte à quel point c'était un artiste accompli, qu'il pouvait jouer tous les styles du jazz, qu'il ne cessait de créer, pas seulement du bebop d'ailleurs".

Construire un pont entre le jazz des origines et le modernisme de votre propre style, chercher des subtilités dans l'interprétation, jouer sur les textures, on ressent une grande richesse dans votre jeu.
Il y a, comme pour la peinture, des contrastes. Glissando lyriques, dissonnances, ruptures rythmiques entres la main droite et la gauche, romantisme exacerbé...

" J'essaye d'utiliser les harmonies traditionnelles, concerver leurs structures tout en les adaptant à mon propre style. L'intéret n'est pas d'essayer de jouer comme Monk ou Bud Powell, c'est de régénérer leurs approches de l'instrument, se servir de leur enseignement. L'exercice fonctionne sur des subtilités, toujours misent en tension. On vient tous de quelque part. Moi je sais depuis longtemps ce qui me fait vibrer. Je n'ai absolument pas une approche passéiste du jazz. Je puise chez mes maîtres une essence créatrice qui porte ma propre musique."



J'ai eu l'impression d'assister à un concert de musique classique ce soir. Je sentais la formation préparée comme si vous alliez interpréter un concerto de Rachmaninoff. Il y a évidemment un autre rapport à la partition. Mais ces thèmes sont ceux de votre patrimoine. Est-ce que cela vous surprend si je compare l'esprit de votre répertoire à celui de la musique européenne ?

" Chaque fois que je m'assied au piano, je dessine spontanément un tableau musical qui contient l'histoire de la musique. Comme si j'avais tous mes maîtres au bout des doigts. C'est pour cela que je n'ai jamais cessé d'étudier la grande musique. D'ailleurs, je suis fasciné pas les compositeurs russes. Même eux me donne plus d'ampleur dans mes improvisations. Ma culture vient d'Ellington ou de Jelly Roll Morton, mais j'aime a pensé qu'elle vient aussi de Chopin ou de Stravinsky."


Je me retire, le coeur plein, l'esprit léger.


Merci Maestro.

                                              Entre Marcus Roberts et Jason Marsalis.

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