Tout le monde en a parlé. Je me suis tue. Je ne souhaitais – ne pouvais – pas, m'exprimer à chaud. Comme si, résigné, je me préparais déjà à sa disparition, que j'en avais déjà pesé la lourdeur du sens. La tristesse des rues de Harlem me revenait. Celle des vendeurs de disques gravés à la sauvette sur la 125. La force des mots m'avait quitté, en même temps que lui. Ma plume sans encre se minait d'un complexe sentiment d'impuissance, vide, désincarné.
Peut-être ne voulais-je simplement pas me laisser embarquer par l'émotion. Trop abrupte fut le départ de ce compagnon secret avec qui je partageais notes et mots. Il m'avait longtemps suivit. Colorait mon quotidien. Nous n'avions pourtant que peu de choses en commun. En surface. Je n'aurais plus jamais la possibilité de le rencontrer. Profondément converser. Ainsi, je me rendais compte que je ne pouvais l'évoquer qu'au futur. Désormais, et pour toujours, sa voix serait enfermée sur ma platine. Son sillage serait calibré par le diamant.
Un jour avant son décès je publiais, sur ce même blog, deux titres de Gil Scott-Heron dédiés à Washington D.C. Je me trouvais, comme sur la vidéo, près du grand bassin bleu, fredonnais ses chansons ondulantes. Ricoche des ribambelles de souvenirs publics. Ce même jour, j'entrais déterminé chez le disquaire du quartier. Pour moi, c'était summer in America. Je débusquais le seul disque de Gil Scott qui me manquait. Le voilà ce BRIDGES, tout rougeoyant, lui et son acolyte Brian Jackson au sommet de leur collaboration.
Depuis la sortie de SPIRIT (1994), il était devenu difficile de suivre le poète-chanteur autrement qu'à travers l'émotion du passé... Les chants modernes sont trop rapides pour moi. Ou trop peu nuancés. Ou simplement en attente de malheur ou d'amour. On a pas le temps de penser. Pas le temps de deviner. D'inventer à nouveau la vie... Bref, l'harmonie.
Je ne saurais véritablement décrire le sentiment ressenti lorsque je découvrais – aussi hagard qu'impatient – ce qui deviendrais le tout dernier enregistrement de la carrière de Gil Scott.
Son testament s'appelle I'M NEW HERE (XL Recordings/Beggars Banquet - février 2010).
En quoi était-il nouveau ici ? Revenir aux origines, aux premiers souffles. Utiliser les technologies contemporaines, le mixage. Sentir le poids des mots choisis, dénudés de mélodies. On en est tout déboussolé.
Sa voix rauque et dure rayonne sur ma peau pâle des piccottis d'amours noirs, tous aussi désespérément passionnés. Ni triste, ni résigné, la sagesse dans la fougue transperce justement nos sens alertes. Un feu de paille dans mon coeur se propage à la vitesse d'un virus incurable. A trois temps, la pulsation numérique dévoile la froideur de la chute.
Oui, c'est sombre. Dans ce noir, j'éprouve le sentiment de tenir une matière irréelle, mes dix doigts serrés forts tout autour de son chant. C'est le mélange final de toutes ses couleurs. De tous ses états d'âme. Atteignant leur apogée ; et leur destruction. Son noir, c'est son équilibre asymétrique. La balance de ses maux. Une toile de Soulage. Il me semble cheminer sur un fil de vie vaporeux, à la recherche de l'Être humain, de ses plus profondes définitions. En surface, miroitent ostinato et feux rouges comme des éclaircies nauséabondes sur le bitume mouillé. Les cordes en pizz', mêlées aux arides mix dubstep de Jamie "xx" Smith, échafaudent des claquements de mains gospel jubilatoires, le souffle soul d'un chant, tout ridé de poussière d'ange. Entendez-vous ce rire tâché de nicotine, résonnant sur l'écho d'un horizon perdu, comme le souvenir d'une femme ? Une respiration crasseuse se calfeutre d'incompris.
Soudain, au gré de ses interludes slamés, j'imagine une nouvelle scène du jugement dernier. Des croyances afros dans un subway new-yorkais. Des percus en plastique vert. La belle misère du progrès. Le diable a finalement gagné. Déconcertant. Lui, le cerveau d'une Culture, ne pouvait plus chanter autrement qu'en aboyant. J'aime cette justesse non cherchée. Toute sa tête semble si impeccablement nettoyée...
J'étais allé une fois le voir au New Morning... Quand, l'an passé, le concert fut annulé par des vapeurs Eyjafjölliennes, je croisais les doigts, fort, pour l'entendre, encore une fois seulement, avant son définitif départ. Je ne sais si cet homme a un jour connu le sens de la mesure autrement qu'à travers sa musique. Ses textes étaient à son image : révoltés, mélancoliques, dansants, libertaires, urbains, amoureux, anarchistes ; de noirs et de rouges mêlés.
Souvent, je pense à ses longues mains fragiles, enracinées de toute leur sève par le flux sanguin de la soul. Sa casquette américaine, enfoncée mais instable, sur ses longs cheveux crépus. "Ses beaux cheveux longs dans sa tête". Son long visage creusé sans joues et ses yeux de cheval maquillé ont leurs propres mélodies. A la croisée des ombres claires et des lumières feutrées, son chant sort du blues. Et traverse tranquillement les âges de la musique afro-américaine. On le place à l'origine du hip-hop, il se définit comme un témoin de traditions. Que vous le réécoutiez - à chaque fois - d'une oreille vierge et invective ou que sa mémoire laisse la trace d'un parchemin secret, dans une bouteille perdue du dancehall, j'aime à penser que l'infalsifiable voix de Gil Scott Heron restera encore longtemps, longtemps, dans nos mémoires.