Pourquoi JASS ?

Pourquoi JASS ?
Le JAZZ a dans les veines du sang africain, c'est certain - jaja signifie "danser", jasi "être excité"- ; mais peut-
être aussi une racine enfouie, d'origine indonésienne -"jaiza" faisant écho aux sons des percussions. En français dirions-nous : "cela va faire jaser", parler ? Le 2 avril 1912, le Los Angeles Time évoque la jazz ball irrécupérable du lanceur Ben Henderson. Dérivé de l'argot, le mot jizz, renvoie à l'énergie, au courage et à la vigueur sexuelle. Le jasz a également l'odeur entêtante du JASMin, des parfumeries françaises de New-Orleans. A moins que l'étymologie du mot ne vienne de JASper, danseur esclave des années 1820, d'une plantation louisianaise ? Ou JASbo Brown, musicien itinérant et joueur de blues avant-gardiste de la fin du XIXe siècle ? Musique interdite, jouée dans les bordels, ce langage d'origine black american établit le lien indivisible entre le corps et l'esprit. Par la perpétuelle énergie de son discours, il puise dans l'Instant la force d'enrichir son long parcours, toujours bien vivant. J-ASS donne la fièvre et guérit ! Essayez-voir.

lundi 21 février 2011

Ed Thigpen (1930-2010) : Un coup de tonnerre !

Le 28 décembre 1930, 850 kilomètres séparaient le petit Edmund Leonard – naissant sous la pluie froide de Chicago – de son père, Ben Thigpen – vivant à Kansas City, en plein cœur de la Tornado Alley.
Dès sa plus tendre enfance, Ed. ne fut bercé que d’une obsession : aller voir jouer le swing Band d’Andy Kirk et de ses « Clouds of Joy ». Le nuage du temps c’était son papa. Cumulo nimbés d’Erythrée ; tonnerre ou pluie fine ; stratus à la voilure cotonnée, tintant de nouvelles ballades orléannes. Pendant 17 années, la pluie et le beau temps du swing s’appelaient Thigpen.

Adolescent, c’est sur un tempo prestissimo que le jeune Edmund parcourt les états désunis d’Amérique, enclins aux bouleversements culturels des années 40. Un nouveau son. Un nouveau rythme.

Sa mère l’emmène vivre au soleil, sur la terre des anges de Californie. A la Thomas Jefferson High School il fait la rencontre d’Art Farmer, de Dexter Gordon et de Chico Hamilton, avec qui il étudia le sujet du jazz.
Désormais installé à St Louis, père Thigpen décide de jeter un regard sur la formation de son jeune cirrus, a présent lui aussi muni de matraques revanchardes. Il le prend sous son aile. Le forme et le condense.

Il a 21 ans lors de son premier engagement en tant que musicien professionnel. New York City, l’antre de la salle de bal du Savoy et le prestigieux orchestre de Cootie Williams lui ouvrent les portes de la renommée. Ed. est , dès ses débuts, un incroyable batteur de Big Band. Dinah Washington, Gil Melle, Johnny Hodges font appel au toucher onctueux de « Mr. Taste ». Paradoxalement adepte dans l’art du trio, il porte dans la nuance les pianos de Lennie Tristano, Jutta Hipp, de Bud Powell, puis, à partir de 1956, de Billy Taylor. C’est en 1959 qu’il remplace le guitariste Herb Ellis dans le trio d'Oscar Peterson et participe ainsi à la grande ascension musicale du pianiste québécois jusqu’en 1965.

Exposé aux côtés de virtuoses, la personnalité de fils Thigpen se construit autour des détails insoupçonnables de son port de balais, de la tendre souplesse dans sa gestuelle et de la discrète sobriété de son jeu. A l’aise dans tout type de formation, grande ou réduite. Accompagnateur soft de trio ou diligence fiévreuse de Big Band, comme son père, Ed. excelle dans l’ombre. Toujours en arrière, sa concentration laisse perler sur son front ivoire de grosses gouttes de swing.

Puis il décide de tout remettre en question, de sortir de l’ombre. Tout se chamboule dans son esprit. En 1964, son ami Elvin Jones avait osé clamer un chant nouveau, aux allures d’ « Amour Suprême ». Il avait ouvert la voix. Les rêves enfouis d’Ed. Thigpen pouvaient enfin s’émanciper en trouvant une voie d’expression nouvelle, plus libre. Pour la première fois en temps que leader, il s’entoure du producteur Creed Taylor et d’une formation inspirée pour mettre en place un projet conceptuel explosif : Out of the Storm.


Quand Ed. sort de son rêve éveillé, il reprend son chemin d’outsider et porte l’irremplaçable voix d’Ella de 1967 à 1972. Toujours en quête de changements, il part finalement s’installer au Danemark, collabore avec nombres d’artistes et ne part plus. Son voyage devient imaginaire…



Projet troposphérique : Out of the Storm !





Recorded for Verve at Van Gelder Recording Studio, Englewood Cliffs, New Jersey on April 18-20, 1966.

BooOOUuuUMM. Tchhick Tchhhick BooOuUUm ! Tchh tchhh tcchhh…. Tchh tchhhh tchhhhh… doo-yu, doo-yu, doo-yu.

Au-delà de la tempête, dans le calme profond de la mer, un équipage métissé embarque sur des eaux inexplorées. Voici un enregistrement au climat étrange, d’une expressivité sensorielle naturaliste. La musique est l’action. C’est un personnage tumultueux, une époque, un lieu au bouquet explosif. Le musicien, scénariste et réalisateur de l’impalpable, porte le rythme de la mélodie comme s’il s’agissait de descriptions verbales. Véritable coloriste du temps, sa palette varie en luminosité d’une façon si soudaine que notre pupille dilatée est en proie à ses émotions les plus instantanées. Du bleu de cyan, azur, nous plongeons dans les mélancoliques abîmes du midnight blues.

La réverbération des couleurs du ciel miroite dans la mer agitée son flow constellé d’embruns kaléidoscopiques. L’odeur du limon vient harmonieusement chatouiller nos narines, ballottées par ce grain sonore poivré. La folie en vergue, nous cheminons sur les routes océaniennes du Stalker. Nous suivons le sillage d’une corne de brume tournoyante et mélancolique. Le chant des sirènes nous réchauffe au loin de sa troublante féminité. Et c'est le cri d’un peuple galérien qui prend possession d’un navire à la dérive. Écoutez les bastingages crissant, les pâles voilures gorgées au vent. Bercé par le clapotis des vagues sur la coque de noix, la soudaine inspiration fait surface, claire et voluptueuse. D’apparence transparente et paisible, nous pénétrons sans protection dans une danse mystique au groove sous-marin, dans le swing du monde minéral.

En prenant l’allure d’un véritable accomplissement personnel, toutes les ambitions du batteur soliste, son émancipation musicale et sa fougue, se cristallisent en 32 minutes d’enregistrement, seulement. Le rapport à la composition pour un batteur est chose particulière. Trahison de style avec son père, Ed. nouait en silence une admiration infinie pour "Philly" Joe Jones, Kenny Clarke et leurs incessantes prises de liberté. « Le rythme vient d’en bas » disait-il. Il remonte comme la sève et circule dans chaque parcelle de notre corps jusqu’à notre cerveau, qui le régénère jusqu’à ses racines.

Body and Soul laissent s’échapper les bruits de son activité. Raucité, growls, souffles, cris, fortes respirations et soupirs. Suaves frémissements de balais. Affectueuses caresses sur les peaux animales qui, détendues, sont soudainement rouées de coups de baguettes, de coudes et de mains. Chimérique atmosphère si tristement enjouée. Un curieux sentiment de perte de contrôle… Le corps fuyant, l’esprit en résistance, entre les deux un lien palpable : le souffle d’un battement d’aile.

Cette si particulière jouissance corporelle n’est à aucun moment gaspillée. Elle n’est dépensée que dans l’objet d’une énergie créatrice, introspective et physique. « La musique offre aux passions le moyen de jouir d’elles-mêmes » disait Nietzsche.
L’intervention du corps est mise au service du rendu sonore, de la surprise du son de jouvence. Il réside dans cette musique quelque chose d’organique qui tient à nombres d’éléments, notamment à la sonorité des instruments et à l’éventail des possibilités déployées. En effet, tout le potentiel expressif est développé au cours de cette tumultueuse croisière.

Nous assistons à un discours prolixe entre cymbales et tomes. Tous les moyens sont bons pour donner vie à ces compositions expressionnistes. Baguettes mailloches mains nues. Grondements des profondeurs océanes. Coups de pieds. De coude. Syncope. Suspension. Brisure. Battements. Caresses. Bonds et rebonds du swing en ses multiples rapports de tension et de détente ; de ralentis et d’accélérés dont l’effet peut aller de la régularité métronomique à celui de la secousse, de l’ébranlement, voir du séisme du corps et du discours.

C’est au cours d’une tournée en Italie, en 1965, qu’Ed. découvrit un tambour, manufacturé par les ateliers Miazzi, dont la peau était dépressible à l’aide d’une pédale. Ce nouvel élément lui permettait non seulement de s’accorder mais également de faire varier le son d’un tome au cours d’un morceau et de changer ainsi de tonalité, comme sur une timbale. Son langage devient alors tout aussi rythmique que mélodique. Temps du spasme, de la crise d’asthme. Puis délicieuse délivrance d’une respiration libérée. Calme plat. Quiétude d’une mer huilée de Géricault.

Le nuage se dissipe. Toujours présente, en son origine diluée, une « Afrique Fantôme » cartographiée par Leiris. Son noir bleuté danse et résonne, gémit et rit, dans les tréfonds de la mélodie. On pourrait parler d’une beauté tribale convulsive. Notre corps référent se balance ou titube. Le tohu-bohu de son cœur nous transmet une pulsation affolante, chamanique, profondément vivante.
Entraînés dans la courbure sonore des drums, chaque instrument trouve une place pour servir le discours. On ne parle pas pour ne rien dire. On échange. Converse en communion. Par pincées.

Première personne appelée : Clark Terry. Son goût pour l’aventure et sa capacité à réagir en se nourrissant de l’instant, firent de lui un des piliers de ce voyage sonore. A la trompette, au bugle, à la voix ou à l’embouchure seule, la fibre respiratoire humanise la rythmique et lui donne parole. Mise en abîme de l’abstraction sonore, ELBOW AND MOUTH forment un couple hallucinatoire. Clark Terry, le goéland dans la tempête, se sert de son embouchure seule pour donner un climat vaporeux contrastant avec la profondeur abyssale du jeu de batterie.
Par ailleurs, Ed souhaitait enregistrer à nouveau avec Kenny Burrell. Ils s’étaient rencontrés quelques années auparavant, lors de l’enregistrement de la gracieuse chanteuse et pianiste Blossom Dearie : Sings Comden and Green (Universal, Music Jazz). La fine broderie, minutieusement tissée par le magicien volubile aux doigts de velours crée un équilibre et apporte une touche de rondeur.
Puis, c’est le producteur Creed Taylor qui proposa d’appeler Herbie Hancock et Ron Carter pour soutenir l'équipage en goguette. La corde sensible de la voix de Clarke en apesanteur et l'effleurement des grelins du piano d’Herbie s'entremêlent. Le manche entenaillé à sa contrebasse, Ron Carter fouille ses écoutes comme s'il s'agissait de ses propres tripes. La respiration lourde, dégoulinant sur le plancher, il écoute les boucles suaves et les nœuds liquoreux des filins de la guitare... Tout n’est cordes et beauté.

Out of the storm, l’O.M.N.I (Objet Musical Non Identifié), est-il l'un de ces mystagogues révélateur de l'âme, celui qui accompagne les hommes vers leurs chemins illuminés ? Prenons la mesure du temps. Regardons-le progressivement se colorer comme une fresque vivante !

Loïs Ognar.

1 commentaire:

  1. C'est beau..., je sais c'est court...:
    ..."Ah ! non ! c'est un peu court, jeune homme !
    On pouvait dire... Oh ! Dieu !... Bien des choses en somme.
    En variant le ton, -par exemple, tenez..."

    bas, non...j'peux pas mieux dire que: BEAU et puis aussi BRAVO!!! Maintenant je vais m'empresser de trouver et d'écouter cet album de Ed Thigpen, la curiosité est amplement suscité...merci

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