Pourquoi JASS ?

Pourquoi JASS ?
Le JAZZ a dans les veines du sang africain, c'est certain - jaja signifie "danser", jasi "être excité"- ; mais peut-
être aussi une racine enfouie, d'origine indonésienne -"jaiza" faisant écho aux sons des percussions. En français dirions-nous : "cela va faire jaser", parler ? Le 2 avril 1912, le Los Angeles Time évoque la jazz ball irrécupérable du lanceur Ben Henderson. Dérivé de l'argot, le mot jizz, renvoie à l'énergie, au courage et à la vigueur sexuelle. Le jasz a également l'odeur entêtante du JASMin, des parfumeries françaises de New-Orleans. A moins que l'étymologie du mot ne vienne de JASper, danseur esclave des années 1820, d'une plantation louisianaise ? Ou JASbo Brown, musicien itinérant et joueur de blues avant-gardiste de la fin du XIXe siècle ? Musique interdite, jouée dans les bordels, ce langage d'origine black american établit le lien indivisible entre le corps et l'esprit. Par la perpétuelle énergie de son discours, il puise dans l'Instant la force d'enrichir son long parcours, toujours bien vivant. J-ASS donne la fièvre et guérit ! Essayez-voir.

vendredi 17 juin 2011

UN SOIR AU CLUB - Christian Gailly

C'est arrivé. Cette histoire ne sera plus jamais comme celle que je pourrais – pour quelques instants seulement – encore vous conter. Je vais forcément tout oublier. Et pourtant, j'aurais voulu l'écrire ce récit. Je l'ai seulement imaginée.
En appuyant sur play, les visages vont se dévoiler. La musique va parler autrement. C'est irréversible. Le charme de l'imaginaire est en érosion. Pourvu que My romance ne soit pas désenchantée...

J'y repense souvent à Simon NARDIS. Avant de l'avoir rencontré, je connaissais déjà sa musique. Celle qui le définissait sans qu'il eut besoin de jouer. C'était avant les années 50. Du moins, du temps où il buvait.

Si Christian Gailly avait modelé Simon NARDIS en divaguant sur sa musique, si son livre ne durait que le temps d'une ballade bleue, si ses silences donnaient naissance aux lendemains pluvieux.

Qui a écrit NARDIS ? ... C'est une imprudence collective. Il y a du Miles en dedans. En anagramme NARDIS ça fait SIDRAN, comme Ben, du même nom. Miles aimait bien les jeu de piste.
Il y a du Bill Evans tout autour. Mais nous – vous et Christian – on dit juste Bill, comme on ne dirait que Miles. On comprend. On dit : BILL-SCOTT-PAUL. Ça suffit.

Le hasard de Simon Nardis fut de vivre sa chanson en vrai. Chacun de nous a une musicalité. Le hasard fut d'aller les écouter tous les trois, BILL-SCOTT-PAUL, au Dauphin vert, un tout autre genre de Village. Sa musique l'appelait. Et Simon Nardis reprit vie. Il avait tout oublié, et le voici patauger dans son passé. Un Soir au Club a suffit. Dans son intention, il reconnait la sienne. Un style. L'un des plus éblouissants trio qu'il soit. Ces arabesques modales, en accroche-coeurs, qui dansent sur les volutes gitanes. Si Simon s'attendait à cela !

 "Son train, dit-il, était à 22h58. Quand les musiciens ont fait la pause, il était 22h40. Il nous restait 18 minutes. Ça allait, la gare est à côté, sauf que j'ai perdu au moins cinq minutes pour dégager la voiture. Alors on s'est levé, lui et moi, mais lui, tiens-toi bien, au lieu de me suivre vers la sortie, il m'a tourné le dos, il est allé s'asseoir devant le piano. [...] Simon a commencé à jouer. Pas tout de suite. Il avait attendu dix ans et dix minutes. Il dut attendre quelques minutes de plus. Deux ou trois peut-être. Le temps de vaincre le tremblement de ses mains. Il faut imaginer ses mains, au-dessus du clavier, qui tremblent, et Simon qui, toutes les quinze secondes environ, les cache derrière son dos, puis les montre à nouveau, les offre au piano, les lui propose, l'air de lui dire : je t'ai abandonné mais je reviens."

Ch. Gailly, Un soir au Club, Les Editions de Minuit, Paris, p.46.

Un retour au pays imaginaire, le doux tintement des verres, éméchés, pèle-mêle, aux couleurs zébrées des cymbales Motian. Ses doigts, à Simon, sur la table cirée, se délient. De cette magie phosphorescente, suspendue sur le temps, Simon swing. Son exutoire doré vibre dans une lumière familière. Rien de tout cela ne ce serait passé, si seulement était-il rentré... Chez lui, Simon n'y est pas, mais il s'y sent tout comme. Un Soir au Club il retrouve le goût savoureux de sa madeleine oubliée. Plus il en mange, plus il a faim. Jamais rance, sa musique ne connait ce biologique effet de satiété.

Simon c'est Bill. Plus vieux. Un reflet de sa personnalité dans l'après. Simon se regarde jouer quand il était jeune. Bill ne sait pas encore qu'il deviendrait Simon.
Le film pourra t'il laisser deviner cette étrange rencontre ? Celle d'un homme face à son reflet. Dans le noir du piano, mains contre mains, les deux créations se jumellent.

Il y a, dans l'écriture de Gailly, ce qu'il y a dans la musique de Bill. L'histoire d'un rythme. Des silences. Une danse de vides et de pleins liés. Elle parle de murmures nostalgiques. De la fin d'été.

La nature reprend souvent le dessus. Le souvenir d'une cigarette qui n'attend plus qu'une allumette. C'est Debbie qui a tout fait changer. La Debbie de la valse oui. Simon se laisse entraîner. Quand elle chante, elle tournoie cette Debbie. Pleine de grâce c'est une îcone ternaire. J'y vois une muse de la musique incarnée. Son allégorique visage, je ne veux pas l'imaginer. L'attitude, la voix que je lui ai créé, suffisent à expliquer sa personnalité. Existe t'elle vraiment, ou n'est-ce que l'imagination de Simon, qui pianote ses pensées ?

Il faut dire qu'avant cette soirée, il n'avait pas bu depuis tant d'années. Il ne jouait plus. Il mourrait dans son attente. Quand on perd la voix, à quoi bon gesticuler. L'enfance ne doit pas vieillir, jamais. L'amnésie artistique ça ne tue pas, ça rend heureux paraît-il. Alors.
Bon mari, bon père, bon ouvrier. Sa mémoire avait effacé le jazz dont il s'était – enfin – sevré. Simon n'écoutait que du Classique. "A défaut de swing, il se gavait de beauté".

Éveillé, une nuit dans une journée, pour retrouver le bonheur de la liberté. La résurrection d'une passion se fait sentir. Une femme, la musique, une musique de femme. Des émotions musicales chevauchent les harmonies sentimentales et existentielles de ce personnage sensible. Son jeu s'est tout de même un peu rouillé. C'est cette patine du temps qui me plait. Les imperfections qui trahissent une identité. La maladresse du geste qu'on ne peut gommer.

La musique de Simon Nardis naît sur la brèche. Dans le frisson. Là où les autres tombent, il tient en lévitation. Comme Bill. Il est à l'orée de sa mémoire. Funambule bucolique, il fait chavirer ses notes comme des tonnelles de papier mâché. Penche d'un côté, se reprend, penche de l'autre. Se couche sur le clavier ; anéanti. Cherche la faille dans le silence. Puis, prend son envol et tournoie au firmament. Je la perçois si clairement la musique de Simon. Dans le souffle, un frémissement. J'entends NARDIS. Doucement. Comme si je n'avais jamais entendu que cela. Fait patienter le son suivant. Je la connais mieux que celle de Bill. C'est mon imagination qui l'a composé.

Les mots de Christian : une vapeur condensée de l'esprit. Sa partition est rédigée de lettres légères, solitaires, électriques. J'y vois des filons de mémoire, une poche souterraine que je croyais condamnée.
Il s'échappe de l'écriture de Gailly une musicalité. Effacer les mots, les notes à l'éponge. Un swing du verbe, une syncope dans la syntaxe, un changement incessant de tempo. Il y a un saxo qui parle dans son stylo.
Interjections lancées comme des notes solitaires égarées, interrogations suspendues, apostrophes complices, respirations délivrantes, toute la joute haletante d'une pensée, sur le qui-vive. Une improvisation étincelante, tenue de bout en bout par une mélodie dictée de passion. Sa ponctuation rappelle Schönberg dans la NUIT TRANSFIGUREE. Dans ce livre, la musique d'Un Soir au Club est pudiquement dénudée.

Les notes retenues parlent plus que mes mots. Toute la magie de cette histoire tient sur un confetti. La pudeur des mains de Bill Evans dicte la beauté d'une relation amoureuse. Elle l’empaquette de satin rouge. Un ruban sur le clavier. Machine à écrire ou piano, le tempo de l'idylle vient du coeur mécanisée. Celui de Simon, de Bill. Le notre.
 Chut !
Le film est dans le lecteur. Jean Achache met en image la mélodieuse écriture de Christian. Michel Benita à la composition. Elise Caron chante. J'espère seulement ne pas trop entendre l'image parler. Je me demande si je ne devrais pas, tout simplement, m’accommoder du souvenir de mon émotion, la laisser mourir de sa belle mort. Me contenter de sa beauté non-imagée.

Adieu My Romance. Je suis trop curieux, j'appuie sur play.

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