Incontestablement, John Zorn est un artiste particulier dans le paysage musical contemporain. Dire que ce troublion est un saxophoniste de jazz serait une définition saugrenue, voir réductrice. Pourtant, il représente à lui seul une nouvelle idée de cette musique aux identités plurielles, son prolongement, le futur de ses possibles. A ce propos il explique :
« Le terme "jazz", en soit, n'a d'une certaine manière aucun sens. Les musiciens ne pensent pas en termes de boîte. Je sais ce qu'est la musique jazz. Je l'ai étudiée. Je l'aime. Mais lorsque je m’assois et que je fais de la musique, de nombreuses choses se réunissent. Et quelquefois cela penche un peu vers le côté classique, quelquefois vers le côté jazz, quelquefois cela tombe dans le rock, d'autres fois nulle part, cela flotte simplement dans les limbes. Mais peu importe comment cela penche, c'est toujours un peu freak. Cela n'appartient véritablement à aucun style déterminé. C'est quelque chose d'unique, c'est quelque chose de différent, c'est quelque chose qui vient de mon cœur. Ce n'est pas connecté avec ces traditions. ».
Véritable mécène de la nouvelle scène new-yorkaise, fer de lance avant-gardiste de l'improvisation dirigée, ce producteur, compositeur et arrangeur porte dans sa mallette de multi-instrumentiste une pléiade de projets, tous aussi singuliers les uns que les autres. Équilibriste des sons, il peut tout aussi facilement passer du jazz classique au punk hardcore ; de la musique klezmer – issue de ses racines yiddish – aux musiques de films d'Ennio Morricone (1985) ou celles des cartoons de son enfance ; mais également des formations orchestrales, musiques de chambre avec cordes, aux compositions traditionnelles d'inspirations japonaises, par exemple.
Plusieurs labels, signés de son nom, témoignent l'énergie tout à fait particulière de ce boulimique des sons. La densité de l'œuvre de John Zorn, influente et variée, défie toute classification académique. Issu d'une famille cultivée et particulièrement portée sur la musique – au sens large du terme – il découvre très jeune des émotions dont il ne pourra se défaire. Influencé, entre autre, par les travaux de Stockhausen, de Mauricio Kagel ou de John Cage, par la musique expérimentale et le free-jazz, ce leader ultra-productif s'aventure sur de nouveaux territoires sonores et marque l'unité de ses projets par une remise en question permanente de son langage. Fasciné par les sonorités d'Antony Braxton, particulièrement dans son album for alto, il dirige son apprentissage musical autour du saxophone, de la maîtrise du souffle et du gigantisme des possibilités sonores permise par cet instrument.
Après de longues études sur la côte ouest, il revient dans sa ville natale de New-York et forme, à la fin des années 80, le collectif Naked City aux côtés du brillant guitariste Bill Frisell, du bassiste Fred Frith, de l'inégalable drummer Joey Baron et du "chanteur sibyllin" à la voix angoissante, à la voix dévorante, Yamatsuka Eye 光光光. Avec cette formation, il montre au grand public toute l'étendue de son univers musical, passant en quelques secondes du jazz au punk rock, de la bossa nova au death metal. Painkiller, son proche frère, lacère les ouïes de ses impros. grindcores. Zorn produit le premier Mr. Bungle. Fasciné par la voix débridée de Mike Patton, ils enregistrent Elegy en 1992.
La même année, Zorn enregistre Kristallnacht, une suite inspirée par les évènements de 1938. Premier travail contenant des références explicites à la culture juive, le saxophoniste s’appuie en fait sur les travaux avant-gardistes d'Ornette Coleman, tout autant que les hymnes traditionnels de ses racines. Il prend très vite le goût pour la composition free-klezmer-fusion. 200 compositions en 3 ans... il ne s'arrête plus. Inspiré par les échelles musicales et les rythmes séfarades, il s'entoure d'un très grand nombre d'artiste pour mettre en lumière ses multiples talents. Joey Baron, Dave Douglas, Greg Cohen, Marc Ribot, Mark Feldman, Erik Friedlander, Cyro Baptista, Ikue Mori, Trevor Dunn... harmonisent les incalculables rêves musicaux de l'homme au treillis. Electric Masada seront ils nommés.
Toujours avec une exigence minutieuse et quasi compulsive, il fonde en 1995 un nouveau label : Tzadik, et son propre club qu'il prénomme THE STONE. La synergie de son travail est dictée par la nouveauté. Ne jamais se répéter. Essayer de surprendre.
La composition des œuvres de Zorn se fait essentiellement de manière visuelle. Cet aspect est fondamental dans la compréhension de son œuvre. Il qualifie cette méthode de file-card compositions, c'est à dire composition fichées : méthode permettant de combiner, avec subtilité, composition et improvisation. Les morceaux imaginés sont notés dans un langage qui n'est pas musical ; une sorte de dessin. Par exemple, la fiche « pluie et éclair » peut se mêler avec celle intitulée « oiseaux dans les arbres » et ainsi installer un climat sonore, un terrain d'expression sans frontières. A partir de là, la relation tissée avec les musiciens touche aux libertés et à la confiance en l'imaginaire de chacun. L'échange est l'âme créatrice de ce personnage irrémédiablement inspiré.
THE STONE - JOHN ZORN IMPROV. NIGHT.
Pas de devanture. Pas d'affiches. Pas de publicités. Pas de photos.
A l'angle de la 2e avenue et de l'Avenue C, dans l'Alphabet City à Manhattan, deux grands rideaux de fer encerclent une porte tintée, sur laquelle il est écrit en tout petit : « THE STONE ».
La pierre, matière originelle. La pierre qui se dégrade, se polie, se brise. La pierre qui traverse les âges et se nourrit du temps. Cette pierre qui fait les bâtiments dans lesquels nos sociétés contemporaines vivent. Qui fait le feu, et détruit aussi. La pierre qui ponce le vernis du superflu.
On ne sait jamais à quoi s'attendre en allant voir une performance de John Zorn. Je me souvient de cette semaine carte blanche à la Cité de la Musique à Paris. C'était en 2008 il me semble. Une immense toile de cinéma étendue derrière la scène, projetant tout azimut des courts métrages Bollywood, des films années 40 muets, du psychédélisme visuel à la Warhol Factory. Lui, face à l'écran (dos au public donc), dirigeant son orchestre masadien, l'oreille aux aguets.
L'improvisation et la spontanéité prime sur tout autre critère artistique chez Zorn. Oubliez tout de ce que vous penser connaître de lui. C'est à chaque fois une innovation surprenante. Le but de l'expérience réside dans la surprise de l'instant créatif, le mysticisme d'une énergie profondément urbaine.
Des chaînes s'entrechoquent, des métaux pleurent. Des électrodes bioniques se mêlent aux ultra-sons de la ville en activité. Une sirène de fireman en ébullition retentit et accompagne le souffle violent d'un tsunami japonais qui, puissamment, s'engouffre dans le froid glacial des buildings endormis. Une grande crevasse de lumière glauque. Ce n'est pas l'enfer, c'est la rue. Les immeubles en brique rouge, aux squelettiques escaliers entrecroisés embrasent la chaussée nauséabonde. New-York, ville de rêve à la voix de cuivre, l'angoisse bouchée de tes larmes retombe sur mon cœur noctambule et rythme mon sang. Les crissements des roues de ton tube s'engloutissent dans l'underground noirceur des rails oxydés par la moiteur urbaine.
Downtown.
Chaque musicien entre un à un du sous-sol confidentiel. Deux violoncellistes, un contrebassiste, un pianiste, deux ingénieurEs du son, deux batteurs et un saxophoniste (lui. J.Z. discret). Tous ouvre la performance, ensemble, dans un vacarme apocalyptique. Puis les rotations se font. On pourrait penser à une jam session. L'objectif est de surprendre. Juste une batterie et un piano. Seulement deux violoncelles à l'archet... Ceux qui ne jouent pas, disparaissent dans le sous-terrain secret.
Objectif : apporter un timbre, une résonance, un grain sonore. Jouer avec la texture de l'instrument, le triturer à l'extrême en le poussant dans ses retranchements les plus lointains. Il me semble pénétrer dans un film de Tarkovski. Chacune des voix se gonfle dans le discours de l'autre. On peut parler de « jazz » dans l'énergique odeur que cette musique dégage. Elle sue de l'en-dedans et se perd dans les tréfonds de nos oreilles pubères. Se dissipe dans chaque parcelle de nos pores dilatés. L’anche bien humectée dégage un éraillement océan. La salive coule sur le bec rouillé et se répand sur le béton armé. Les peaux écorchées des tomes tannés hurlent une à une leurs douleurs animales. Les cordes frappées, pincées, caressées par l'archet des crins chevalins. Chaque instrument est ramené à sa nature première, son essence d’objet sonore. Les textures sont au-dessus des rythmes. La mélodie émane de la simple expression du langage, originel, chaotique, ballottée, fragile.
Philippe K. Dick, Maître du haut château, aurait-il trouver la bande sonore de ses mots ? Je ne saurais dire si ce sont les origines ou les dernières heures de la musique qui s'expriment. Le no man's land dans lequel il nous transpose, nous, spectateurs avertis, n'est curieusement pas un espace de plaisirs. L'émotion y est tendue comme sur le cheminement de nos vies remplies inattendu. L’introspection est lourde de sens. Nous pourrions dire une thérapie sonore. Et que ça tambourine, jusqu'au bout des orteils crispés d’inattendu.
Des personnes sortent de la pièce comme terrorisés. D'une certaine manière, je les comprend. Insoutenables – il est vrai – à certains moments, cette musique est plus une expérience de « non- initiés ». Je veux dire en cela qu'elle ne répond pas à l'apprentissage musicale classique mais à une perception auditive. Il faut tout recommencer à zéro. Se résigner, puis oublier l'idée que nous aimons les chansons. En bref, bannir nos critères de beauté. C'est une lutte interne, un jeu de souplesse auditive, qui passe par une introspection personnelle. Organique, la mélodie déchirée circule dans les tripes, se diffuse dans les veines, comme un poison salace, et s'irradie dans les turpitudes de l'esprit. Joueuse, une partie de cache-cache interminable entre les musiciens alertent et leurs auditeurs déboussolés.
Si le violoncelle d'Eric Friedlander chante au loin ses racines yiddish c'est pour mieux nous tromper sur la cartographie du GPS en carafe.
Ce soir, John Zorn laisse parler ses amis. Seule son orra plane dans les interstices de la petite salle, éclairée de déraison. Il pose deux trois couacs, puis repart. Il dirige et laisse totalement libre chaque membre de son corpus musical. L'interprétation de ses pièces sonores est infinie. N'allez surtout pas croire que cette cacophonie est un grand n'importe quoi. Je ne voudrais surtout pas véhiculer de fausses idées sur l'essence de cette expérience lunaire. Bien entendu, le visuel à une incidence toute particulière.
Quand arrive enfin le silence, on ne sait ce qu'on vient d'entendre mais les corps trésaillent encore de cette résonance sonore. Personne n'ose bouger, ni même applaudir. Gorgée de chaleur, l'écho circule comme une électrode bionique dans nos orteils crispés et s'abandonne enfin, tout grogi, dans l'inconnu cérébral. Notre cerveau dans sa cage de verre dépose un sifflement libérateur sur le fil de nos tympans fébriles.
Agréable ? Comme un rêve tourmenté.
« Tu ne peux pas être idéaliste dans ce monde et ne pas être fou. »
John Zorn pour Bomb magazine, juillet 2002.
Loïs Ognar.
« Le terme "jazz", en soit, n'a d'une certaine manière aucun sens. Les musiciens ne pensent pas en termes de boîte. Je sais ce qu'est la musique jazz. Je l'ai étudiée. Je l'aime. Mais lorsque je m’assois et que je fais de la musique, de nombreuses choses se réunissent. Et quelquefois cela penche un peu vers le côté classique, quelquefois vers le côté jazz, quelquefois cela tombe dans le rock, d'autres fois nulle part, cela flotte simplement dans les limbes. Mais peu importe comment cela penche, c'est toujours un peu freak. Cela n'appartient véritablement à aucun style déterminé. C'est quelque chose d'unique, c'est quelque chose de différent, c'est quelque chose qui vient de mon cœur. Ce n'est pas connecté avec ces traditions. ».
Véritable mécène de la nouvelle scène new-yorkaise, fer de lance avant-gardiste de l'improvisation dirigée, ce producteur, compositeur et arrangeur porte dans sa mallette de multi-instrumentiste une pléiade de projets, tous aussi singuliers les uns que les autres. Équilibriste des sons, il peut tout aussi facilement passer du jazz classique au punk hardcore ; de la musique klezmer – issue de ses racines yiddish – aux musiques de films d'Ennio Morricone (1985) ou celles des cartoons de son enfance ; mais également des formations orchestrales, musiques de chambre avec cordes, aux compositions traditionnelles d'inspirations japonaises, par exemple.
Plusieurs labels, signés de son nom, témoignent l'énergie tout à fait particulière de ce boulimique des sons. La densité de l'œuvre de John Zorn, influente et variée, défie toute classification académique. Issu d'une famille cultivée et particulièrement portée sur la musique – au sens large du terme – il découvre très jeune des émotions dont il ne pourra se défaire. Influencé, entre autre, par les travaux de Stockhausen, de Mauricio Kagel ou de John Cage, par la musique expérimentale et le free-jazz, ce leader ultra-productif s'aventure sur de nouveaux territoires sonores et marque l'unité de ses projets par une remise en question permanente de son langage. Fasciné par les sonorités d'Antony Braxton, particulièrement dans son album for alto, il dirige son apprentissage musical autour du saxophone, de la maîtrise du souffle et du gigantisme des possibilités sonores permise par cet instrument.
Après de longues études sur la côte ouest, il revient dans sa ville natale de New-York et forme, à la fin des années 80, le collectif Naked City aux côtés du brillant guitariste Bill Frisell, du bassiste Fred Frith, de l'inégalable drummer Joey Baron et du "chanteur sibyllin" à la voix angoissante, à la voix dévorante, Yamatsuka Eye 光光光. Avec cette formation, il montre au grand public toute l'étendue de son univers musical, passant en quelques secondes du jazz au punk rock, de la bossa nova au death metal. Painkiller, son proche frère, lacère les ouïes de ses impros. grindcores. Zorn produit le premier Mr. Bungle. Fasciné par la voix débridée de Mike Patton, ils enregistrent Elegy en 1992.
La même année, Zorn enregistre Kristallnacht, une suite inspirée par les évènements de 1938. Premier travail contenant des références explicites à la culture juive, le saxophoniste s’appuie en fait sur les travaux avant-gardistes d'Ornette Coleman, tout autant que les hymnes traditionnels de ses racines. Il prend très vite le goût pour la composition free-klezmer-fusion. 200 compositions en 3 ans... il ne s'arrête plus. Inspiré par les échelles musicales et les rythmes séfarades, il s'entoure d'un très grand nombre d'artiste pour mettre en lumière ses multiples talents. Joey Baron, Dave Douglas, Greg Cohen, Marc Ribot, Mark Feldman, Erik Friedlander, Cyro Baptista, Ikue Mori, Trevor Dunn... harmonisent les incalculables rêves musicaux de l'homme au treillis. Electric Masada seront ils nommés.
Toujours avec une exigence minutieuse et quasi compulsive, il fonde en 1995 un nouveau label : Tzadik, et son propre club qu'il prénomme THE STONE. La synergie de son travail est dictée par la nouveauté. Ne jamais se répéter. Essayer de surprendre.
La composition des œuvres de Zorn se fait essentiellement de manière visuelle. Cet aspect est fondamental dans la compréhension de son œuvre. Il qualifie cette méthode de file-card compositions, c'est à dire composition fichées : méthode permettant de combiner, avec subtilité, composition et improvisation. Les morceaux imaginés sont notés dans un langage qui n'est pas musical ; une sorte de dessin. Par exemple, la fiche « pluie et éclair » peut se mêler avec celle intitulée « oiseaux dans les arbres » et ainsi installer un climat sonore, un terrain d'expression sans frontières. A partir de là, la relation tissée avec les musiciens touche aux libertés et à la confiance en l'imaginaire de chacun. L'échange est l'âme créatrice de ce personnage irrémédiablement inspiré.
THE STONE - JOHN ZORN IMPROV. NIGHT.
Pas de devanture. Pas d'affiches. Pas de publicités. Pas de photos.
A l'angle de la 2e avenue et de l'Avenue C, dans l'Alphabet City à Manhattan, deux grands rideaux de fer encerclent une porte tintée, sur laquelle il est écrit en tout petit : « THE STONE ».
La pierre, matière originelle. La pierre qui se dégrade, se polie, se brise. La pierre qui traverse les âges et se nourrit du temps. Cette pierre qui fait les bâtiments dans lesquels nos sociétés contemporaines vivent. Qui fait le feu, et détruit aussi. La pierre qui ponce le vernis du superflu.
On ne sait jamais à quoi s'attendre en allant voir une performance de John Zorn. Je me souvient de cette semaine carte blanche à la Cité de la Musique à Paris. C'était en 2008 il me semble. Une immense toile de cinéma étendue derrière la scène, projetant tout azimut des courts métrages Bollywood, des films années 40 muets, du psychédélisme visuel à la Warhol Factory. Lui, face à l'écran (dos au public donc), dirigeant son orchestre masadien, l'oreille aux aguets.
L'improvisation et la spontanéité prime sur tout autre critère artistique chez Zorn. Oubliez tout de ce que vous penser connaître de lui. C'est à chaque fois une innovation surprenante. Le but de l'expérience réside dans la surprise de l'instant créatif, le mysticisme d'une énergie profondément urbaine.
Des chaînes s'entrechoquent, des métaux pleurent. Des électrodes bioniques se mêlent aux ultra-sons de la ville en activité. Une sirène de fireman en ébullition retentit et accompagne le souffle violent d'un tsunami japonais qui, puissamment, s'engouffre dans le froid glacial des buildings endormis. Une grande crevasse de lumière glauque. Ce n'est pas l'enfer, c'est la rue. Les immeubles en brique rouge, aux squelettiques escaliers entrecroisés embrasent la chaussée nauséabonde. New-York, ville de rêve à la voix de cuivre, l'angoisse bouchée de tes larmes retombe sur mon cœur noctambule et rythme mon sang. Les crissements des roues de ton tube s'engloutissent dans l'underground noirceur des rails oxydés par la moiteur urbaine.
Downtown.
Chaque musicien entre un à un du sous-sol confidentiel. Deux violoncellistes, un contrebassiste, un pianiste, deux ingénieurEs du son, deux batteurs et un saxophoniste (lui. J.Z. discret). Tous ouvre la performance, ensemble, dans un vacarme apocalyptique. Puis les rotations se font. On pourrait penser à une jam session. L'objectif est de surprendre. Juste une batterie et un piano. Seulement deux violoncelles à l'archet... Ceux qui ne jouent pas, disparaissent dans le sous-terrain secret.
Objectif : apporter un timbre, une résonance, un grain sonore. Jouer avec la texture de l'instrument, le triturer à l'extrême en le poussant dans ses retranchements les plus lointains. Il me semble pénétrer dans un film de Tarkovski. Chacune des voix se gonfle dans le discours de l'autre. On peut parler de « jazz » dans l'énergique odeur que cette musique dégage. Elle sue de l'en-dedans et se perd dans les tréfonds de nos oreilles pubères. Se dissipe dans chaque parcelle de nos pores dilatés. L’anche bien humectée dégage un éraillement océan. La salive coule sur le bec rouillé et se répand sur le béton armé. Les peaux écorchées des tomes tannés hurlent une à une leurs douleurs animales. Les cordes frappées, pincées, caressées par l'archet des crins chevalins. Chaque instrument est ramené à sa nature première, son essence d’objet sonore. Les textures sont au-dessus des rythmes. La mélodie émane de la simple expression du langage, originel, chaotique, ballottée, fragile.
Philippe K. Dick, Maître du haut château, aurait-il trouver la bande sonore de ses mots ? Je ne saurais dire si ce sont les origines ou les dernières heures de la musique qui s'expriment. Le no man's land dans lequel il nous transpose, nous, spectateurs avertis, n'est curieusement pas un espace de plaisirs. L'émotion y est tendue comme sur le cheminement de nos vies remplies inattendu. L’introspection est lourde de sens. Nous pourrions dire une thérapie sonore. Et que ça tambourine, jusqu'au bout des orteils crispés d’inattendu.
Des personnes sortent de la pièce comme terrorisés. D'une certaine manière, je les comprend. Insoutenables – il est vrai – à certains moments, cette musique est plus une expérience de « non- initiés ». Je veux dire en cela qu'elle ne répond pas à l'apprentissage musicale classique mais à une perception auditive. Il faut tout recommencer à zéro. Se résigner, puis oublier l'idée que nous aimons les chansons. En bref, bannir nos critères de beauté. C'est une lutte interne, un jeu de souplesse auditive, qui passe par une introspection personnelle. Organique, la mélodie déchirée circule dans les tripes, se diffuse dans les veines, comme un poison salace, et s'irradie dans les turpitudes de l'esprit. Joueuse, une partie de cache-cache interminable entre les musiciens alertent et leurs auditeurs déboussolés.
Si le violoncelle d'Eric Friedlander chante au loin ses racines yiddish c'est pour mieux nous tromper sur la cartographie du GPS en carafe.
Ce soir, John Zorn laisse parler ses amis. Seule son orra plane dans les interstices de la petite salle, éclairée de déraison. Il pose deux trois couacs, puis repart. Il dirige et laisse totalement libre chaque membre de son corpus musical. L'interprétation de ses pièces sonores est infinie. N'allez surtout pas croire que cette cacophonie est un grand n'importe quoi. Je ne voudrais surtout pas véhiculer de fausses idées sur l'essence de cette expérience lunaire. Bien entendu, le visuel à une incidence toute particulière.
Quand arrive enfin le silence, on ne sait ce qu'on vient d'entendre mais les corps trésaillent encore de cette résonance sonore. Personne n'ose bouger, ni même applaudir. Gorgée de chaleur, l'écho circule comme une électrode bionique dans nos orteils crispés et s'abandonne enfin, tout grogi, dans l'inconnu cérébral. Notre cerveau dans sa cage de verre dépose un sifflement libérateur sur le fil de nos tympans fébriles.
Agréable ? Comme un rêve tourmenté.
« Tu ne peux pas être idéaliste dans ce monde et ne pas être fou. »
John Zorn pour Bomb magazine, juillet 2002.
Loïs Ognar.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire